Contrairement aux autres espèces animales, le "cancer siplicimus vulgaris" semble avoir échappé au lent processus de l'évolution. Perdu dans les rivages de l'estuaire de la Gironde, ce petit crabe carré possède une étrange caractéristique morphologique : il ne peut pas changer de direction. Il est condamné, selon le hasard de sa naissance, à marcher inlassablement selon un seul et même axe, incapable de modifier son orientation. Les moins chanceux doivent se contenter de quelques mètres de plage, arpentant inlassablement la même trajectoire, coincés entre deux rochers. Les occasions d'une rencontre entre deux spécimens sont rares et comme si cela ne suffisait pas, ils subissent les brimades de la milice des tourteaux : des molosses à grosses pinces qui ne ratent aucune occasion pour les humilier et les malmener.

Si l'on pouvait craindre que ce point de départ narratif un peu morose conduise vite à l'impasse, Arthur de Pins arrive pourtant à faire de la vie de ces crustacés un récit drôle et astucieux. Car certains crabes, dont la trajectoire forme une perpendiculaire parfaite, découvrent qu'en s'entre-aidant, ils peuvent parvenir à voyager où bon leur semble et s'affranchir de leur condition. Des complicités s'instaurent. Ils vont même jusqu'à s'attribuer des noms ! Mais cette liberté gagnée ne plaît pas à tout le monde, y compris dans les rangs de leur propre espèce. Sortir des rails tout tracés par son destin, n'est-ce pas contre nature ? Pour gagner une nouvelle liberté, les crabes devront donc surtout s'affranchir de leur peur et des dogmes politiques que certains leur imposent…

La condition peu enviable des siplicimus se veut, bien entendue, une image grossissante et grinçante de la condition humaine. Les humains croisent d'ailleurs régulièrement le récit des crabes et les parallèles sont nombreux entre ces deux espèces, à l'image du conducteur du bac Royan-le Verdon aux allées et venues toutes tracées : qu'il est difficile de bousculer la vie monolithique et linéaire de son espèce !

Cette fable écologique – philosophico-géométrique ou géographico-politique comme on voudra – s'incarne dans un dessin très clair, presque schématique, allant droit au but, tout en restituant l'atmosphère à la fois douce et industrielle de l'estuaire de la Gironde. Avant de développer son univers en bande dessinée, Arthur de Pins avait réalisé un premier court métrage, La révolution des crabes, résumant en quelques minutes cette odyssée qui tient aujourd'hui en trois volumes. Arthur de Pins espère également pouvoir transformer cette série en long métrage.

Aurélien Dutier 
(24/02/13)