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des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Été 2014

Carnet : La Grande Guerre racontée aux enfants
Centenaire 14-18

Le Journal d'un poilu, de Sandrine Mirza, est un beau livre de mémoire, un ouvrage d'histoire unique en même temps qu'un récit affectif dénué cependant de toute sensiblerie. L'auteure a patiemment écouté sa grand-mère Carmen lisant et commentant les lettres et le journal de son père, André Beaujouin (Charenton, 1895-Maisons-Alfort, 1984), soldat de la Grande Guerre. Engagé sur le théâtre des opérations d'août 1914 à septembre 1919, en France puis dans les Balkans, l'employé de bureau à l'usine des alcools Suze, à Maisons-Alfort, imprime à l'évocation du premier conflit mondial une proximité empathique. Fort éloigné de l'imagerie d'Épinal, sans pour autant exacerber la sauvagerie des événements guerriers, l'ouvrage livre les souffrances et les espoirs alternés des combattants et de leurs proches, privilégiant ainsi humanité et compassion au fil de l'évocation. La fantaisie, la simplicité et l'optimisme du principal acteur émoussent la cruauté de la vie des tranchées, du Chemin des Dames aux rives du Danube en passant par le golfe de Corinthe. L'épistolier s'amuse des sollicitations des enfants italiens affamés qui lui réclament ses "boîtes de singe" (de corned beef, viande salée de bœuf). Il se réjouit lorsque les soldats bulgares "prennent la piquette" face aux tirailleurs sénégalais. Et il redevient un enfant cajoleur lorsqu'il anticipe les retrouvailles avec sa "Nénette chérie", Antoinette Creuzet qui deviendra sa femme "seulement 39 jours après son retour". Le 5 septembre 1919, en effet, notre poilu rentre chez lui, à Maisons-Alfort, après quatre ans et neuf mois de guerre. Le 24 janvier 1984, à 89 ans, il est enterré, selon sa volonté, dans une caisse en sapin, comme ses compagnons morts au combat… Un appareil documentaire éclaire et illustre les différents aspects du conflit, tandis qu'une pochette renferme précieusement dix fac-similés de documents d'époque.
Le même éditeur propose La Première Guerre mondiale, un livre doté d'une égale dimension pédagogique propre à édifier savamment l'adolescent (à partir de 9 ans) sur la Grande Guerre. De l'assassinat de l'archiduc d'Autriche François-Ferdinand de Habsbourg, le 28 juin 1914, aux traités de paix de 1919 et 1920, de Verdun à Gallipoli, des Dardanelles en Palestine, Simon Adams réécrit l'histoire du premier grand conflit européen qui s'étendra à tous les continents entraînant les empires coloniaux. L'écrivain britannique favorise une approche plurielle de l'événement à travers la littérature, les arts, la littérature, l'industrie, la science et… la femme au rôle si déterminant dans l'économie de guerre. Richement documenté et parfaitement didactique, le livre fourmille d'informations et d'anecdotes. Ainsi, apprenons-nous, l'aviateur français Roland Garros conçoit en 1914 un système où la mitrailleuse peut tirer à travers l'hélice. En 1915, près d'Ypres, en Belgique, les soldats allemands utilisent pour la première fois un gaz toxique à base de chlore ; c'est l'ypérite, une arme interdite par la déclaration de La Haye de 1899. En janvier 1916, l'armée allemande remplace le casque à pointe des Prussiens par un casque arrondi en acier. Au plus intense des combats navals et aériens, des peintres sont sollicités afin de camoufler les coques des navires et les canons maquillés en France par les peintres cubistes. Célèbre danseuse d'origine néerlandaise, Margaretha Zelle, plus connue sous le pseudonyme de Mata Hari, est fusillée en octobre 1917, convaincue d'acte d'espionnage. Savez-vous que les coquelicots rouges des Flandres sont devenus en Grande-Bretagne et au Canada le symbole du sacrifice des soldats tués ou disparus ? Les Français, quant à eux, ont opté pour le bleuet. De 1914 à 1918, plus de 65 millions d'hommes et de femmes prennent part à la Grande Guerre, dont plus de la moitié sont tués ou blessés : 8 millions tués au combat, 2 millions morts de maladies, 21,2 millions blessés, 7,8 millions prisonniers ou disparus, 6,6 millions de civils tués. Des milliers de soldats inconnus meurent au front ou dans les tranchées : en France et en Angleterre, on érige une tombe en leur honneur, à l'Arc de triomphe à Paris et à l'abbaye de Westminster à Londres.

- Le Journal d'un poilu, par Sandrine Mirza, éditions Gallimard Jeunesse, 48 pages, 2014
- La Première Guerre mondiale, par Simon Adams, éditions Gallimard Jeunesse (collection les Yeux de la découverte), 72 pages, 2014.

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Les bibelots de la mémoire
La mémoire est comme le dessus d'une cheminée. Pleine de bibelots qu'il sied de ne pas casser, mais qu'on ne voit plus.
(Georges Perros, " Papiers collés " 1, 1960)

La carrée angevine
La cour, la carrée angevine est, ce matin, d'une joliesse émouvante ! L'herbe, belle ! La générosité de la nature. Je ne peux absolument pas appeler par leur nom, ces tigettes, ces cœurs, ces tremblements, ces nœuds ! Cette richesse-là, plus troublante qu'un tapis-trésor persan ! Pour me rendre aux caves, je me suis servi de la faux ! La "trace" faite, le tapis vivant se dresse, se redresse ! Et les pâquerettes sourient ! Les bardanes font songer aux oreilles des éléphants !
(Jules Mougin, dans une lettre qu'il m'adresse le 29 mai 1990, avec une feuille de tilleul lovée dans les plis de la missive)

Note liminaire :
Issus de lectures journalières et plurielles, ces "Papiers collés" saisonniers distinguent cinq rubriques : Carnet (notes et pensées du journal proprement dit), Lecture critique (texte de critique et d'analyse littéraire), Billet (commentaire personnel), Portrait (d'un auteur) et Varia (recueil de notes diverses).

Soyons bref !
« Si j'avais des principes, observait Claude Aveline (Paris, 1901-1992), je dirais qu'il faut être plus bref ». Admirateur d'Anatole France, l'écrivain et poète Evgen Avtsine (Aveline est un pseudonyme) possédait son "Pascal" par cœur. Le mathématicien et philosophe clermontois aimait à se justifier ainsi auprès de ses interlocuteurs : « Vous m'excuserez de vous écrire trop longuement, je n'ai pas le temps de faire plus court. »      (Mercredi 23 avril 2014)

Aphorismes de P.-J. Toulet
J'affectionne de temps à autre de déguster les aphorismes de l'écrivain et poète palois Paul-Jean Toulet (1867-1920). Connaissez-vous ceux-là ? « Apprends à te connaître : tu t'aimeras moins, et à connaître les autres : tu ne les aimeras plus  ». « La fièvre, à ce que l'on dit, nous délivre des puces, et l'infortune, de nos amis  ». « Il ne faut pas vouloir la mort du pêcheur, fût-il à la ligne ». « Quand tourne le vent on accuse les girouettes ». « Il y a des pluies de printemps délicieuses, où le ciel a l'air de pleurer de joie ». « Si un peuple a les seuls gouvernements qu'il mérite, quand mériterons-nous de n'en avoir pas ? ».      (Samedi 26 avril 2014)

Un duo redoutable
Au moment où l'on s'inquiète de l'avenir (américain ?) de la société Alsthom, créateur du train à grande vitesse, me revient l'image d'un des patrons du grand groupe, Jean-Pierre Desgeorges (Boulogne-Billancourt, 1930-La Baule, 2010). Visionnaire dans son domaine (en s'alliant avec le Britannique GEC, il créa une entreprise multinationale majeure en Europe), il était un amateur éclairé d'art moderne et un mélomane inspiré. Il aimait confier le bonheur qu'il éprouvait de recevoir, dans sa maison, l'amiral Bernard Louzeau, le premier commandant du sous-marin nucléaire Le Redoutable (1967-1972). Les deux hommes y donnaient des concerts privés, le président de GEC-Alsthom au piano, l'amiral au violon.      (Vendredi 2 mai 2014)


Billet d'humeur

Futur simple ?

Le futur n'est pas aussi simple que le prétendent nos grammaires. Casse-tête des potaches, la morphologie des "formes en -r" (futur et conditionnel) en décontenance plus d'un, jusqu'à cet ancien ministre qui a lancé, à quatre temps, au micro de France-Culture : « Qui vous dit que François Hollande ne dis-sol-ve-ra pas l'Assemblée ? ». Fort heureusement, un ange de passage lui a soufflé le dissoudra tant espéré lorsqu'il a répété la fameuse question suivie d'un "pardon" lourd de confusion. Le journaliste aurait été bien inspiré de lui flanquer en pénitence, comme à confesse : « Vous me direz trois fois le Bon Usage de Maurice Grévisse ! ».



Lecture critique

Catherine Rossi, portraitiste d'Alger

Rares sont les auteurs susceptibles de décrire par les mots et le dessin l'objet de leur passion. Experte dans les deux médiums, Catherine Rossi (Troyes, 1957) parvient à révéler de larges pans de l'identité de la ville d'Alger nonobstant le titre de l'ouvrage qui incline à dire l'impossibilité de la portraiturer. À travers les pièces, éparses, d'une mosaïque, Alger ou l'impossible portrait révèle les multiples visages de l'antique Djazaïr Banu Mezghana, fondée par Bologhine Bnou Ziri en l'an 950 après Jésus-Christ sur le site phénicien de Ikosim (IIIe siècle avant notre ère). Parce qu'elle la connaît au plus enfoui de son passé et de sa nature, parce qu'elle aime cette ville comme un enfant sa mère, l'auteure en restitue à la fois le visage et l'âme authentiques. Une quête similaire anime d'illustres devanciers : le "collier de perles" qui qualifie pour Albert Camus le front de mer algérois dans L'Été à Alger ; les opalines, verts délavés et ocres claires du Soleil levant sur le port d'Alger du peintre fauve Albert Marquet ; la sensualité des Algéroises et la féminité d'Alger-la-Blanche sublimées par Henry de Montherlant au fil de Il y a encore des paradis. La ville analysée ici n'a rien de l'utopie d'Amaurote décrite par Thomas More. Elle reste bien vivante et, tranquillisons Catherine Rossi, son identité demeure indéfectible. Nous n'en avons pas fini d'entendre ses bruissements les plus intimes dont sa langue : « Dans les murmures de femmes ou les conversations plus vives, vient la langue et toute la mélodie de l'Algérois, mêlée d'arabe parlé, d'arabe classique dans les prières susurrées et de français qui pointe au milieu des phrases ».

- Alger ou l'impossible portrait, par Catherine Rossi, illustré des aquarelles de l'auteure, éditions Chèvre-Feuille étoilée, 192 pages, 2009.

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Portrait

Winston S. Churchill : « Il créa la pièce dans laquelle il jouait »

Pas plus que François Bédarida et François Kersaudy n'ont épuisé le sujet churchillien, Sophie Doudet ne clôt le champ biographique ouvert sur un des géants de la scène publique et politique du monde au XXe siècle. Le gentleman à la face ronde et au teint rose signant de l'index et du majeur le V de la victoire et fumant tantôt le Double Corona cubain, tantôt le Trichy de Madras, est raconté avec clairvoyance et sobriété par l'universitaire aixoise (maître de conférences en littérature française à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence). Le récit épique de l'exceptionnelle destinée de Winston Spencer Churchill (Woodstock, 30 novembre 1874-Londres, 24 janvier 1965) n'en est pas altéré pour autant. À elles seules, la vie et la personnalité de "Winnie" recèlent tant de richesses et de singularité qu'elles suffiraient - s'il en était besoin - à en perpétuer et alimenter la légende, du berceau à la tombe.
Déjà, le nouveau-né compte d'illustres ancêtres. Du côté de son père, il descend de John Churchill, premier duc de Marlborough, dont les troupes vainquirent, entre 1704 et 1709, l'armée de Louis XIV, à Blenheim, Ramilliers, Oudenarde et Malplaquet. La chanson enfantine "Malbrough s'en va-t-en guerre, mironton, mironton, mirontaine" lui est dédiée. La récompense de la reine Anne Stuart pour ces victoires décisives permet au comte de se construire un château à Woodstock, sur un site romain et médiéval, dans l'Oxfordshire, petit Versailles qu'il baptise du nom de sa première victoire en Bavière. Winnie, lui, collectionne les timbres-poste, pratique l'équitation, joue la comédie (en dépit d'un léger bégaiement et d'un zézaiement tenace…) ; et il enrôle pour d'héroïques combats des centaines de soldats… de plomb. Frondeur et indocile, il est admis à l'Académie royale militaire de Sandhurst, dans le Surrey, en septembre 1893 : il a dix-neuf ans et rêve d'intégrer la cavalerie. Il y parvient en 1895 en accédant au Troisième Hussard basé à Aldershot, dans le comté du Hampshire. Mais le fringant sous-lieutenant démissionne en 1899 après avoir, plutôt que le combat, pratiqué le journalisme aux armées où sa passion de l'écriture prend corps. À vingt-six ans, en 1900, il est élu député conservateur d'Oldham. Dès lors, « il gagne haut la main la plupart des élections auxquelles il se présente, souligne Sophie Doudet, il écrit des discours qui restent dans les annales de l'art oratoire, et la victoire des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale doit beaucoup à ses compétences de stratège ».
Sous-secrétaire d'État aux colonies, ministre du Commerce puis de l'Intérieur, il démissionne du poste de Premier Lord de l'Amirauté en 1915 et il gagne la France en qualité de major d'un bataillon de grenadiers. Lieutenant-colonel au 6e Royal Scots Fusiliers, il rend ses galons en 1916 quelques mois avant de reprendre un portefeuille ministériel, celui de l'Armement. Le prochain conflit mondial va imprimer la marque du "Vieux Lion" dans les annales de l'Angleterre et de celles du monde, à partir de 1940 quand, chancelier de l'Échiquier, il est nommé Premier ministre et jusqu'en 1944 lorsqu'il défile avec De Gaulle sur les Champs-Élysées, au lendemain du débarquement en Normandie. Il quitte la vie publique en 1945 et se réfugie avec sa femme Clemmie, née Clémentine Hozier, dans leur manoir de Chartwell, dans la campagne du Kent.
Historien de la longue durée, il écrit une douzaine d'ouvrages historiques, le premier à l'âge de vingt-quatre ans, La Guerre du Makaland qui est le récit de sa campagne à la frontière nord-ouest de l'Inde en 1897, le dernier, Histoire des peuples de langue anglaise, paraît en 1958. Mais ce sont surtout ses Mémoires de guerre, consacrées à la Seconde Guerre mondiale et publiées, en six volumes, de 1948 à 1954, qui lui valent le prix Nobel de littérature en 1953. Cette année-là, en le nommant chevalier de l'ordre de la Jarretière, la Reine Élisabeth II le fait Sir Winston Churchill. Outre la passion de l'écriture, il se livre à la peinture, entre 1915 et 1965, selon une "manière" toute académique. On lui attribue un peu plus de cinq cents œuvres où les sites méditerranéens occupent une large place. Ainsi aime-il planter son chevalet à Cassis, au côté du peintre marseillais Louis Audibert, et à Roquebrune-Cap-Martin, dans la villa de Coco Chanel et de Hugh Grosvenor, deuxième duc de Westminster, une propriété nommée La Pausa que son agent littéraire, Emery Reves, racheta à la couturière de haute lisse en 1953.
« Il aura connu au moins trois guerres, rappelle l'auteur, six souverains et dix-sept Premiers ministres, il aura exercé pendant près de quarante-sept ans des fonctions politiques au gouvernement […].
« Témoin et acteur magistral de son siècle, il ne se contenta pas d'interpréter à la perfection son rôle, conclut-elle, il créa la pièce dans laquelle il jouait. Il eut le sentiment en achevant sa vie qu'il l'avait réussie et affirma ne rien regretter : "Le voyage a été agréable, il méritait d'être fait – une fois." »
Le 15 janvier 1965, W. S. Churchill sombre dans le coma après une congestion cérébrale. Il lâche prise huit jours après, le 24 janvier, à huit heures du matin, le même jour du mois et à la même heure que son père Randolph, soixante-dix ans auparavant.


- Churchill, par Sophie Doudet, Gallimard, Folio biographies n° 106, 272 pages, 2013
Lectures complémentaires :
- Churchill, par François Bédarida, éditions Fayard/Le Nouvel Observateur, Les géants du XXe siècle, 380 pages, 2012
- Winston Churchill : le pouvoir de l'imagination, par François Kersaudy, éditions Tallandier, 400 pages, 2000.

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Varia : les archives, mémoires de la commune

« Avec l'état civil, le maire a hérité des archives. Les registres paroissiaux qui étaient tenus jusqu'en 1792 par le curé sont désormais confiés au maire. La mairie est alors chargée de toutes les archives concernant la commune et ses habitants. Depuis 1970, toutefois, les mairies de moins de 2 000 habitants doivent les confier aux archives départementales.
« Les archives sont parfois soigneusement conservées dans la salle des archives, le "chartier" du Moyen Âge où était entreposée la précieuse charte définissant les privilèges et les libertés arrachées au pouvoir seigneurial. […]
« Les archives municipales fourmillent d'informations sur la vie politique et administrative de la commune depuis la Révolution. Aux Archives de Paris – les plus importantes de France –, certains documents datent même du Moyen Âge ! Sous diverses formes – registres, liasses, cartons, cartes, plans, gravures, photographies, microfilms, vidéos, cédéroms, etc.–, on trouve aussi bien les archives de l'administration départementale et communale que les archives généalogiques, judiciaires, les archives privées, témoignant de la vie de particuliers, d'entreprises, de syndicats ou d'associations, ou encore les archives fiscales. Ces dernières recensent tous les biens de l'Église qui ont été nationalisés par les révolutionnaires avant d'être vendus à des particuliers. Les documents des domaines révèlent toutes les cessions et ventes, comme par exemple celles du palais de la Bourse et des terrains des Champs-Élysées et du bois de Boulogne, cédés à la ville de Paris. Les archives gardent des traces des patrimoines privés dont l'État a pris la charge dans le cas de successions en déshérence. Mais aussi de toutes les expropriations au profit de la commune, comme celles qui ont permis d'ériger les fortifications de Paris et de la banlieue à partir de 1840.
« Comme souvent, Paris le dispute à Marseille, où l'ensemble des fonds représente 10 km de linéaires. Les plus anciens remontent à la seconde moitié du XIIe siècle. C'est l'un des fonds municipaux les plus importants de France grâce aux apports de nombreuses archives privées, notamment celles de la famille Charles-Roux, celles des cabinets d'architecte Bérengier et Espérandieu, les legs Ricard, le dépôt de la bibliothèque de Gaston Defferre. Il y a là plusieurs milliers de documents, des cartes postales et des photographies de Marseille et des environs prises entre 1860 et 1980, des affiches, l'inventaire des ex-voto de Notre-Dame-de-la-Garde, des partitions de musique, des registres notariaux et notamment celui de Maître Giraud Amalric datant de 1248, le plus ancien conservé en France. »
Extrait de "Nos mairies", un ouvrage d'Anne-Laure Dagnet, journaliste, photographies d'Adeline Bommart, Kubik éditions/éditions Berger-Levrault, 160 pages, 2008. Un livre de référence qui se double d'un guide pédagogique indispensable aux élus communaux et fort utile à leurs administrés.

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Carnet : science et conscience
En bon disciple de Montaigne, Hubert Butler (1900-1991) relativise la progression des systèmes de télécommunication dans son ouvrage L'Envahisseur est venu en pantoufles (éditions Anatolia, 1994). « Les communications vont plus vite, observe l'essayiste irlandais, mais notre capacité de compréhension et de compassion n'a pas augmenté en proportion… La science a énormément étendu la sphère de nos responsabilités alors que notre conscience n'a pas changé de taille. »

Georges Mathieu, ce héraut
Les institutions et la critique ont délaissé Georges Mathieu (1921-2012), un des hérauts de l'abstraction lyrique. Il est de ceux qui voient grand. Manier la foudre ne l'effraie pas. Peut-être est-ce une des raisons qui l'ont poussé à peindre des bouts d'éternité tout en faisant de l'éphémère son royaume ?     (Vendredi 9 mai 2014)

Perfidie
« La perfidie à laquelle certains se complaisent dénonce quelque chose en eux qui est l'absence de générosité mêlée à de l'amertume. De la sorte, ils s'inscrivent dans une position subalterne. C'est toujours d'en bas que provient l'attaque. »
(Louis Calaferte, "Étapes, Carnets VII (1983)", dimanche 18 décembre 1983, Gallimard/L'Arpenteur, 1997)

Pyramides
Journaliste et producteur de télévision, Pierre Dumayet (1923-2011) est aussi un remarquable faiseur de mots. Et d'aphorismes, comme celui-ci : « La forme même des pyramides prouve hélas qu'aujourd'hui comme hier, les ouvriers travaillent de moins en moins. »     (Mardi 20 mai 2014)

Ah ! les jolies vacances !
Les voyages forment la jeunesse, répète-t-on à l'envi. Mais avez-vous pensé aux garnements calés à l'arrière de la Twingo entre la cage des canaris et les biberons de la petite sœur ? Il s'agit d'une véritable épreuve, surtout quand ils ne se passionnent pas encore pour la visite des musées ni pour les dieux de la mythologie.      (Jeudi 29 mai 2014)



Billet d'humeur

Le noir et le blanc selon Soulages

Longtemps, Pierre Soulages (Rodez, 1919) est resté insensible aux paysages de son Rouergue natal, leur préférant l'âpreté primitive des grands plateaux d'Écosse. Il confesse cependant avoir éprouvé ses premiers frissons esthétiques en visitant, avec des amis et un professeur, l'abbatiale Sainte Foy de Conques, appariant la sévérité de l'art roman du sanctuaire aveyronnais à la dramaturgie des Highlands. Enfant, il affectionne les bruns de la terre et la lumière du blanc. Il peint des paysages hivernaux plantés d'arbres sans feuilles. « J'aimais le noir autant que les arbres, confie-t-il à Liliane Thorn-Petit (1933-2008), journaliste luxembourgeoise. Je me souviens qu'un jour j'avais intitulé "paysage de neige" un dessin fait de quelques traits de pinceaux noirs sur une feuille blanche. C'était probablement une manière de faire jaillir le blanc du papier, par contraste. J'employais déjà un moyen de peintre car la couleur est une abstraction qui n'existe que regardée, liée à une forme et une matière. » Le peintre aime à répéter que Rembrandt et Claude Lorrain lui ont transmis ce goût et cet amour pour le noir et le blanc.



Lecture critique

Le pont transbordeur de Marseille
à l'avant-garde de l'architecture et de l'urbanisme

Rayé de la carte phocéenne en août 1944 par les bombardements allemands, durant la Deuxième Guerre mondiale, le pont à transbordeur reste obstinément présent dans le quotidien et la mémoire des Marseillais, au point que sa reconstruction est actuellement envisagée.
Soutenu par deux pylônes métalliques de 86 mètres de haut, ledit pont, d'une longueur de 239 mètres, assure, de 1905 à 1934 environ, le trafic des personnes et des marchandises entre les quais du Port et de Rive Neuve. Suspendue au tablier par des câbles d'acier, une nacelle de portage de 120 mètres carrés effectue l'aller-retour en moins de deux minutes, à deux mètres au-dessus de l'eau du Vieux-Port. Ferdinand Arnodin (Sainte-Foy-lès-Lyon, 1845-Châteauneuf-sur-Loire, 1924) l'a conçu sur le modèle de celui qu'il édifia à Bilbao en 1893. Issu de la deuxième génération des constructeurs de ponts métalliques, cet industriel a débuté sa carrière d'ingénieur auprès de l'Ardéchois Marc Seguin, un des pionniers du pont suspendu, apparenté aux Montgolfier, dans la première moitié du XIXe siècle. Alternativement louée et dénigrée, l' « architecture-machine », ainsi que certains nomment le pont transbordeur marseillais, reçoit en son temps les encouragements – et suscite la curiosité – d'intellectuels et de théoriciens européens qui lui attribuent une place iconique à l'avant-garde de l'architecture et de l'urbanisme. Parmi eux, le photographe et peintre hongrois László Moholy-Nagy (Bácsborsód, 1895-Chicago, 1946). Le pédagogue du Bauhaus se passionne pour les qualités esthétiques du transbordeur dont il tire une série remarquable de photographies.
Dans ce petit livre très édifiant, coédité par l'Institut national d'histoire de l'art et le Collège international de philosophie, les trois auteurs analysent à partir d'une unique Vue du pont transbordeur de Moholy-Nagy la "nouvelle" construction impulsée par les ingénieurs au début de l'industrialisation, autour de 1840, à travers l'utilisation de matériaux nouveaux comme le fer et le béton armé.
Selon Philippe Simay, philosophe de l'architecture et de l'urbanisme, le transbordeur de Marseille « transfigure l'ordre du visible et métamorphose le regard » au même titre que deux autres merveilles métalliques plébiscitées à la même époque, la tour Eiffel et la tour de la Radio à Berlin ; ces ouvrages d'art apparaissent aux yeux de Moholy-Nagy « comme un objet idéal pour expérimenter les principes de la Nouvelle Vision » que le photographe défend en s'appuyant sur la pensée de Sigfried Giedion (1888-1968), historien de l'architecture suisse d'origine tchèque. Professeur à l'université de Lausanne, Olivier Lugon retient la dimension euphorisante de la danse à travers le mouvement imprimé par « les vues à angles basculés, les plongées et les contre-plongées tant appelées par ces ouvrages ajourés ». « Le transbordeur a hérité du rêve de la maison volante, observe François Bon, la maison transportable, la maison que les vieux ponts féodaux posaient sur le milieu de l'eau, après l'octroi. » « Ce que Moholy-Nagy photographie, estime l'écrivain et dramaturge, c'est un vertige. C'est Icare au-dessus du sol. C'est l'éloignement pris de la terre, par le béton des piles, et la pyramide inversée par quoi leur treillis s'élève. Il photographie la verticale, et ignore la ville. Il ne nous donne pas l'eau : elle est le noir absolu de l'enfoncement, à peine une irisation de matière, et ce qui donne l'échelle c'est l'ombre précisément des marches et passerelles par quoi le piéton grimpe dans l'intérieur même de cette création qui est encore un défi. »

- Le Pont transbordeur de Marseille - Moholy-Nagy, par François Bon, Olivier Lugon et Philippe Simay, éditions Ophrys, collection Voir-Faire-Lire, 72 pages, 2013.

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Portrait

Daniel Blanchard : quand la parole devient chant…

Le lecteur doit être prévenu : il pénètre ici dans le royaume de la littérature véritable, sans concession, avec pour seule loi interne la nécessité d'écrire et d'atteindre, à travers le verbe, à une authenticité indéniable. J'ose dire que c'est l'équivalent littéraire de la peinture, de la musique, au sens où, selon les exercices les plus authentiques de ces disciplines, ne priment plus la narration ou l'intrigue, mais le style, la qualité de l'émotion et la lucidité de la pensée. Malgré les apparences, Ces éclats de liberté a été écrit à deux mains, à l'exemple des partitions de piano. La ligne, récitatif ou mélodie verbale, s'étire en prenant appui sur une basse continue, l'accompagnement de la main gauche en somme, qui bat les périodes et les destinées comme on le dit des cartes.
Arrivé aux dernières longueurs du chemin de sa vie, Émile, le narrateur, se retourne. Il traverse la forêt de sa mémoire à rebours. Parfois il revient sur ses pas afin de recouvrer le présent de sa narration (nous sommes en 1987 au cœur du pays poitevin). Issu de « paysans néolithiques », ainsi nomme-t-il ses ascendants de la vallée de Barcelonnette (Alpes-de-Haute-Provence), cet intellectuel remuant devenu typographe-correcteur d'un quotidien parisien tente de répondre aux interrogations de son propre parcours et de comprendre le monde et les gens qu'il y a côtoyés.
La rétrospection est servie par une géniale argumentation qui repose sur deux faits distincts. D'une part, un des principaux personnages, Geoffroy Rizzi, artiste hors les normes, est calqué sur un autre Geoffroy, sculpteur du XIIe siècle celui-là dont la collégiale Saint-Pierre à Chauvigny (Vienne) conserve les chapiteaux historiés : la rébellion les rassemble tous deux. D'autre part, le journal intime de Lucien Négrel, historien d'art et pianiste inspiré des années 1920, révèle à Émile la métamorphose inattendue de son mentor en véhément militant du Parti communiste qui rejoignit le maquis alpin en 1943.

Un récit existentiel
À partir des individus qu'il manipule, Daniel Blanchard trame un tissu narratif d'allusions et de correspondances extrêmement profus et vertigineux qui nous amènerait, pour peu que nous ayons lu ses autres textes, à conclure qu'il est sans conteste le narrateur et que Lucien est son propre père. Mais les histoires des uns et des autres s'emboîtent mal. En dépit de l'ambiguïté autobiographique, l'auteur se livre presque complètement d'un bout à l'autre de ce récit existentiel. Et les lecteurs voudront mieux connaître le philosophe insurgé (il écrivit sous le pseudonyme de Pierre Canjuers) qui se lia quelque temps avec Guy-Ernest Debord, écrivain et cinéaste, critique de La Société du spectacle (1967) et initiateur de l'Internationale situationniste (1957). Qu'ils s'attachent aussi à découvrir le poète des Cartes (1970, Mercure de France) qui suscita l'intérêt de Francis Ponge et d'André du Bouchet.

Une parole unique à plusieurs hauteurs
« Clair comme du Voltaire, touffu comme du Montaigne, nerveux comme du La Bruyère », nul doute que Daniel Blanchard ait fait du triple commandement de Gustave Flaubert la loi d'une œuvre inclassable et multiple. Chez lui, en effet, la phrase est souple, incertaine, presque tremblée. Elle n'a pas de centre visible ou de point d'équilibre. Sa pensée rameute avec maestria l'incertitude des souvenirs, la fragilité des succès, l'obsession des rancœurs, l'ironie des regrets et ajoute une infinité de lignes de fuite aux jeux de la perspective narrative déployée entre Alpes et Poitou : l'art et la politique, le jazz et l'amitié, Auschwitz et l'enfance, Mai 68 et l'Europe de l'Est, la nature et la poésie, les illusions de la conscience et l'imposture de la civilisation. La parole, ici, devient chant et les images épousent les formes imprévisibles des mots. C'est une parole unique, à plusieurs hauteurs, qui s'enroule et se déroule telle une flamme, un embrasement qui est un combat, aux différents degrés de la réalité sociale, poétique et spirituelle.

Bibliographie
- Ces éclats de liberté, L'une et l'autre éditions, 576 pages, 2008
- Ici, Sens & Tonka éditeurs, 168 pages, 2001
- Vide-poches ou aide-mémoire, Sens & Tonka éditeurs, 72 pages, 2003
- Debord « dans le bruit de cataracte du temps » suivi de Préliminaires pour une définition de l'unité du programme révolutionnaire, par G.-E. Debord et P. Canjuers (1960) augmenté d'un Post-scriptum (2004), Sens & Tonka éditeurs, 96 pages, 2005.

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Varia : cent ans d'échanges aériens entre la France et la Chine
France-Chine 2014

« Aujourd'hui, au départ de la France, plus de cent vingt cinq vols hebdomadaires sont proposés vers neuf destinations chinoises en dix à douze heures et des partenariats sont établis entre Air France et les compagnies China Eastern et China Southern. Les villes desservies, outre Beijing et Shanghai, sont Canton, Hongkong et, dernière en date, Wuhan où sont installées d'importantes entreprises françaises. Pour sa part, KLM dessert également Hangzhou, Taipei, Xiamen et Chengdu. Cela fait d'Air France-KLM le premier transporteur européen pour les liaisons Europe-Chine à partir de Paris et d'Amsterdam.
« Cependant il faut rappeler que la "relation" aéronautique entre la France et la Chine précède l'établissement des lignes aériennes (Le célèbre aviateur Maurice Noguès établit le service régulier en 1928) : le 18 mars 1911 à Hongkong, c'est un appareil français "Farman IV" piloté par Charles Van der Born qui survole la ville. De même qu'en 1910, c'est un "Blériot" aux mains d'un pilote russe qui avait survolé la Cité interdite. Le premier vol effectué à Shanghai le fut par le Français René Vallon le 24 avril 1911. En 1913, le constructeur et pilote français René Caudron survole Beijing sur son biplan. Les autorités chinoises de l'époque, très intéressées, commandent une escadrille de douze "Caudron G3", pou la belle somme de 300 000 dollars ! Le constructeur assurera lui-même la livraison et la mise en service en Chine. Une partie de l'escadrille (4 appareils) fut même engagée contre la révolte paysanne du "Loup blanc" par Yuan Shi Kai, successeur de Sun Yat Sen à la tête de la toute nouvelle République de Chine instaurée en 1912.
« Le 24 avril 1924, Georges Pelletier d'Oisy et Lucien Besin relient Paris à Shanghai sur un monomoteur "Breguet 19" en douze escales et atterrissent le 20 mai venant de Hanoï : quatre vingt dix heures de vol en vingt sept jours pour 16 450 kilomètres ! Leur objectif étant Tokyo, ils repartent à bord d'un avion "Breguet 14" prêté par le gouvernement chinois (l'avion initial s'était cassé à l'atterrissage), via Pékin pour les derniers 4 300 km de leur périple bouclé le 9 juin. »
Extrait de « Cent ans d'échanges aériens entre la France et la Chine », une enquête de Janik et Jacques Debord, revue Institut Confucius, n° 21, novembre 2013.

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Carnet : Pierre Salinger : dix ans déjà
L'amitié franco-américaine est quelque chose qu'on peut toucher du doigt et du cœur dans les Jardins de Poppy, au Thor, en Vaucluse. Nicole Salinger Le Cesne, alias Poppy Salinger, est l'âme de cette fondation d'excellence auréolée du souvenir de Pierre Emil Salinger (1925-2004), porte-parole et ami du président John Fitzgerald Kennedy. En octobre 1995, à la sortie de son ouvrage De mémoire, aux éditions Denoël, l'université de la Méditerranée et la FNAC (Fédération nationale d'achats des cadres) avaient invité Pierre Salinger à Marseille pour un cycle de conférences. L'accompagnant dans ses déplacements, j'ai pu apprécier l'intelligence de la simplicité et l'inlassable curiosité du personnage. Connaissant bien la cité phocéenne, il s'amusait beaucoup de mes difficultés à m'orienter à travers le réseau urbain. En fait, c'est plutôt lui, le porte-parole des présidents américains J. F. Kennedy et Lyndon Baines Johnson, qui m'indiquait le chemin à prendre ! Volubile et trapu, le regard perçant sous des sourcils broussailleux, il y avait chez lui une vivacité d'écureuil, une malice et une gentillesse de singe qui le faisaient aimer par tout le monde. Il y avait aussi chez le journaliste chevronné et le pianiste inspiré la passion de la vie et du métier, qui sont deux synonymes… Lucky Pierre, ainsi qu'on le surnommait, est mort le 16 octobre 2004 à Cavaillon. Dix ans déjà.           (Jeudi 5 juin 2014)

De la critique
Suis-je affecté de cet incorrigible académisme littéraire, marotte des critiques formalistes ou vétilleux qui privilégient la forme plutôt que le fond ? Je ne le crois pas. Je reste cependant très proche des artisans de l'écriture aux principes esthétiques affirmés, ceux-là même qui prennent encore le temps de tailler, polir, poncer, mûrir leurs phrases, jusqu'au point où la tension poétique les rend irréfutables, fragiles et fortes comme un cœur battant.           (Mardi 10 juin 2014)



Billet d'humeur

Histoire(s) d'Europe

« L'Europe est un concept politique neuf, considère Christophe Bellon (dans son ouvrage Briand l'Européen, La Documentation française, 2009) ; ce n'est pourtant pas une idée récente. » Déjà, au XVIIIe siècle, l'abbé Charles Castel de Saint-Pierre, homme d'Église normand, écrivain, diplomate et académicien, élabore, en marge de ses monumentaux Ouvrages de politique et de morale, un « Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe ». En février 1855, aux proscrits de Jersey, Victor Hugo (1802-1885) fait miroiter les atouts d'une République européenne fédérale. « Le continent serait un seul peuple, les nationalités vivraient de leur vie propre dans la vie commune », entrevoit le poète et dramaturge qui imagine déjà « une monnaie continentale, à double base métallique et fiduciaire » ! Au début du siècle dernier, l'historien Anatole Leroy-Beaulieu (1842-1912) évoque pour la première fois les « États-Unis d'Europe ». Il n'en faut pas plus à un autre Européen convaincu, Aristide Briand (1862-1932), pour reprendre la fameuse expression en 1922. « Nous allons bientôt nous trouver enserrés par deux puissances formidables, les États-Unis et la Russie, lance-t-il, alors ministre des Affaires étrangères, à son collaborateur l'ambassadeur Jules Laroche, vous voyez qu'il faut faire les États-Unis d'Europe. »



Lecture critique

Un bel exercice de vulgarisation sur les OGM

Quelles que soient les réticences sur les OGM (organismes génétiquement modifiés) en France et dans une Europe élargie, quelles que soient les informations contradictoires des pouvoirs publics et des scientifiques, les industriels sont convaincus que nous vivons, avec les biotechnologies végétales, une révolution équivalente à celle de l'informatique.
Une directive européenne définit, en 1992, l'OGM comme « un organisme dont le matériel génétique a été modifié d'une manière qui ne s'effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle ». Ce qui le différencie des plantes de culture classique, espèces également mutantes issues d'une sélection ancienne, c'est l'introduction d'un fragment étranger d'acide désoxyribonucléique (ADN). Fondement de l'information génétique, l'ADN doit l'universalité de son codage au moine et botaniste autrichien Johann Mendel (1822-1884) qui a démontré en 1856 la transmission des caractères génétiques et pressenti l'existence des gènes en décrivant les mécanismes de l'hérédité à partir de l'hybridation de pois.
« L'année 1978 est celle où, pour la première fois, une bactérie génétiquement modifiée produit de l'insuline humaine, rappelle l'écrivain Frédéric Denhez (né à Cambrai, en 1970) dans son livre OGM : le vrai du faux. Elle sera commercialisée dès 1982. En 1980, on découvre qu'une bactérie du sol – Agrobacterium tumefaciens – est capable, grâce à son plasmide, de transférer ses gènes aux cellules d'une plante. »
La première plante transgénique – un tabac résistant à un antibiotique – est produite en 1983 par une équipe belge (l'année précédente naît la première souris transgénique). Les premiers végétaux de grande culture (soja, maïs, coton) sont cultivés à grande échelle à partir de 1996, essentiellement dans les deux Amériques.
Ouvrage d'une excellente vulgarisation, OGM : le vrai du faux permet de comprendre les enjeux de la bataille des OGM et de réfléchir sur l'avenir de l'agriculture ainsi que sur les risques éventuels de la transgénèse pour la santé et l'environnement. S'il dénonce le hors-sol et l'artificialisation des pratiques agraires, la malbouffe et la permanence d'un système industriel qui appauvrit les pays pauvres et enrichit les plus riches, il accorde au débat sur les OGM le mérite de reparler d'une agriculture différente et de ses praticiens acquis à la rotation des plantations, aux prairies permanentes, aux cultures sans labours, à la localisation de la production, à la polyculture, somme toute aux vertus d'une agriculture raisonnée.
« À l'heure actuelle, convient l'auteur, les organismes génétiquement modifiés sont indispensables à la connaissance du vivant et à la fabrication de médicaments. Mais dans le domaine de l'agriculture, l'utilité des maïs, colza, soja et coton transgéniques reste à démontrer. »
Frédéric Denhez interroge : « Les OGM nous font peur parce qu'ils sont incertains ? Alors réduisons l'incertitude ! Pas en arrêtant, mais en avançant. En cherchant. » Il suggère : « Que les OGM soient enfin l'occasion de financer et de développer l'éco-toxicologie, discipline en décrépitude en France ! L'expertise nous manque, jusque dans les commissions internationales où nous ne sommes plus en position d'influer sur les réglementations et sur les directives. Pour savoir, il faut comprendre, et nous ne nous donnons pas beaucoup de moyens pour ce faire. »
Selon lui, pour sortir de l'impasse des OGM, il importe de continuer à débattre, en toute connaissance de cause, et à chercher, avec le plus grand discernement : les enjeux, humains et naturels, du génie génétique sont considérables.

- OGM : le vrai du faux, par Frédéric Denhez, éditions Delachaux et Niestlé, 156 pages, 2013.

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Portrait

Jean Ferrat chantait comme on s'insurge…

À sept ans, les trains le font rêver parce qu'ils supposent le voyage, l'aventure, l'évasion, l'inconnu : « Il se verrait bien contrôleur des wagons-lits », observe le journaliste (du quotidien Le Monde) Robert Belleret (1946, Bécon-les-Bruyères) dans Jean Ferrat, le chant d'un révolté. Quatrième et dernier enfant d'un artisan joaillier, juif émigré de Russie, et d'une fabricante de fleurs artificielles, Jean Tenenbaum naît à Vaucresson, près de Versailles, le 26 décembre 1930. La musique berce le quotidien de la famille. Soprano léger, la mère, Antoinette, est sollicitée aux repas de famille pour interpréter les airs de Manon (Jules Massenet) et de Lakmé (Léo Delibes). Jean possède, pour tout instrument, un pipeau dont il joue à tout bout de champ. En 1988, une série d'entretiens à Radio-France Drôme, sous le titre Ardéchois cœur fragile, le conduit à siffler, de mémoire, les pages éparses d'œuvres mozartiennes, Concerto pour flûte, 40e symphonie en sol mineur ou Petite Musique de nuit, qu'adolescent il interprétait par cœur à la flûte champêtre.
En 1942, le drame frappe les Tenenbaum : son père, Mnacha (Michel), d'origine caucasienne, est raflé et déporté à Auschwitz où il meurt quelques jours après son internement. Des militants communistes prennent en charge la mère et ses quatre enfants. Plus de vingt ans plus tard, après avoir vu le film éponyme d'Alain Resnais (1956), Jean devenu Ferrat écrira la chanson Nuit et Brouillard, à la mémoire de son père et des victimes des camps de concentration nazis. En outre, il restera, toute sa vie, un des plus fidèles sympathisants du Parti communiste, sans y adhérer toutefois et gardant jalousement la liberté de dénoncer, quand il le jugeait nécessaire, les dérives de ses dirigeants.

De Jean Laroche à Louis Aragon
Contraint de quitter, après la guerre, le Conservatoire national des arts et métiers (en vue d'une carrière d'ingénieur chimiste), il entre dans un laboratoire de chimie du bâtiment. En dehors du temps d'apprentissage, il monte sur les planches et fréquente le Théâtre national populaire (TNP) de Jean Vilar. Simultanément, il apprend la guitare afin d'intégrer un jazz-band "New Orleans". Pourtant, c'est la chanson qui est devenue sa vraie passion. Elle se nourrit des succès de Charles Trenet, Léo Ferré, Yves Montand, Francis Lemarque, Henri Salvador et Marcel Mouloudji. Aussi visite-t-il les maisons d'éditions musicales dans l'espoir de dénicher des chansons inédites pour ses prestations dans les cabarets parisiens des deux rives. En 1953, il renonce à son patronyme et choisit Jean Laroche pour pseudonyme. Il doit en changer assez vite parce que les registres de la Société des auteurs-compositeurs, où il est admis en qualité de mélodiste en 1957, recensent déjà un "Laroche". Dépliant une carte de France, il pointe au hasard du littoral méditerranéen la cité de Saint-Jean-Cap-Ferrat : il sera Jean Ferrat, un nom qui sonne bien, selon lui, et qui n'est pas très éloigné de Ferré…. À la Rose rouge, chez Milord l'Arsouille ou bien à la Colombe, cabarets où il interprète surtout les créations d'Yves Montand, les débuts sont difficiles. Lecteur précoce de poésie (Guillaume Apollinaire, Francis Carco et Pablo Neruda en particulier), il découvre à ce moment-là Les Yeux d'Elsa (1942) de Louis Aragon qu'il met en musique en 1956. L'ancien surréaliste est flatté mais c'est André Claveau qui enregistre la chanson. Le chanteur et l'écrivain se rencontrent en 1961. D'autres adaptations aragoniennes suivront jusqu'en novembre 1994 où Michel Drucker (chaîne de télévision France 2) invite le chanteur à l'occasion de la sortie de l'album Ferrat 95 où il interprète seize poèmes d'Aragon.

Poète engagé et chanteur populaire
En 1956, Jean Ferrat tombe amoureux de Jacqueline Boissonnet, une chanteuse de 25 ans qui a choisi pour nom de scène Christine Sèvres. Ils se marient en 1961, après cinq ans de vie commune, à Ivry-sur-Seine où réside le couple.
L'interprète sort de l'anonymat en 1960 avec un deuxième disque 45 tours qui contient Ma môme, une romance populiste dévolue à la France des gens et des bonheurs simples : « Ma môme, ell' joue pas les starlettes/Ell' met pas des lunettes/De soleil/Ell' pos' pas pour les magazines/Ell' travaille en usine/À Créteil. » La chanson caractérise assez bien la veine mélodiste et militante du lauréat 1963 de l'Académie Charles Cros. Certes, il cultive dans ses compositions le sentiment amoureux et les petits riens de la vie quotidienne, mais il en accorde la plus grande part à la défense des droits et des libertés. Cet engagement politique et polémique fonde assurément la réussite durable de l'auteur-compositeur-interprète, mais il lui vaudra aussi des démêlés épisodiques et répétés avec la censure, plus spécialement avec Nuit et brouillard (1963), Potemkine (1965), Ma France (1968), Au printemps de quoi rêvais-tu ? (1969) et Un air de liberté (1975).
Jean Ferrat sait s'entourer. Très tôt, il bénéficie de collaborations brillantes, tels Pierre Frachet, Georges Coulonges, Henri Gougaud, Philippe Pauletto, Michèle Senlis, Guy Thomas (paroles et/ou musiques), Isabelle Aubret, Zizi Jeanmaire, Francesca Solleville (interprètes), Alain Goraguer (chef d'orchestre et arrangeur), Eddie Barclay et Gérard Meys (éditeurs).
En 1972, l'auteur comblé de La Montagne (1964) et de C'est beau la vie (1970) abandonne la scène. Deux ans plus tard, le couple se retire en Ardèche, près de Vals-les-Bains, à Antraigues-sur-Volane dont il devient conseiller municipal et qu'administre le maire communiste et artiste peintre Jean Saussac. Si ses interventions médiatiques se font plus rares, il n'en continue pas moins de composer avec le plus grand bonheur – entre autres La femme est l'avenir de l'homme (1975), Je ne suis qu'un cri (1985), Dans la jungle et dans le zoo (1991) – complétant une œuvre profuse et éclectique estimée à quelque deux cents chansons.
Veillé par Colette Laffont, sa seconde femme, Jean Ferrat meurt le 13 mars 2010 à l'hôpital d'Aubenas des suites d'un cancer (la même affection avait emporté Christine Sèvres, en 1981, à Marseille).
Parmi les hommages rendus au disparu, j'ai retenu les mots d'une de ses plus chères amies, la chanteuse Juliette Greco, parce qu'ils sont bouleversants de vérité : « Jean était un être généreux dans le sens noble du terme. Il n'a jamais rien pris à personne. Il a tout donné à tout le monde. Jean Ferrat chantait comme on s'insurge. Il était un homme de conviction, mais un homme libre. »

- Jean Ferrat - le chant d'un révolté, par Robert Belleret, éditions de l'Archipel, 462 pages, 2011. En couverture, une composition réalisée à partir d'une photographie d'Alain Marouani qui a suivi le chanteur et compositeur durant toute sa carrière.

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Varia : nom, prénom et jurisprudence

Si le nom a pour fonction première de permettre à l'État et à ses administrations de distinguer les individus, la finalité du prénom est d'identifier les personnes au sein d'une même famille. Le nom jouit d'une certaine protection et constitue dans certains cas un droit de propriété. Comme pour le nom de famille, s'il est obligatoire et immuable, le prénom peut faire l'objet d'un changement aux termes d'une procédure judiciaire.
« Le choix de prénom farfelu ou ayant une connotation péjorative ou grossière peut être contraire à l'intérêt de l'enfant et constituer un motif pour l'officier d'état civil de saisir le procureur de la République. La jurisprudence est assez fluctuante en la matière et dépend du pouvoir d'appréciation souverain du juge.
« Ainsi, la Cour de cassation a estimé que, par sa trop grande fantaisie et son originalité, le prénom, " Fleur de Marie ", serait-il celui porté par l'héroïne d'une œuvre de littérature française célèbre (Les Mystères de Paris, d'Eugène Sue), risquait de nuire à l'intérêt de l'enfant (Cour de cassation, 1re chambre civile, 1er octobre 1986).
« À l'inverse, la cour d'appel de Rennes, dans un arrêt du 4 mai 2000, a débouté le ministère public dans sa demande de suppression du prénom Mégane, ce dernier estimait que l'association du prénom avec le nom Renault renvoyait inéluctablement à la marque de véhicules automobiles. La cour d'appel a considéré que la durée de vie d'une marque de véhicules automobiles était relative, en d'autres termes appelée à disparaître rapidement. »
La législation autorise la dévolution de quatre prénoms distincts mais pas davantage. Parmi les prénoms communément admis figurent : ceux tirés de la mythologie, tels Achille, Diane et Hercule, les prénoms propres à des idiomes du territoire national (basques, bretons, provençaux, etc.), certains prénoms étrangers comme Ivan, Nadine, Manfred et James, d'autres correspondant à des vocables pourvus d'un sens précis (tels : Olive, Violette, etc.) ou même à d'anciens noms de famille (comme Gonzague, Régis, Xavier, Chantal, etc.), les prénoms composés, à condition qu'ils ne comportent pas plus de deux vocables simples (tels : Marie-France et Jean-Pierre, mais non Jean-Paul-Yves, qui accolerait trois prénoms). Les officiers de l'état civil tolèrent certains diminutifs comme « Ginette » pour Geneviève, « Annie » pour Anne, ou même « Line », tiré des prénoms féminins présentant cette désinence. Ils acceptent généralement la contraction de prénoms doubles (tels : « Marianne » pour Marie-Anne, « Marlène » ou « Milène » pour Marie-Hélène, « Maïté » pour Marie-Thérèse, « Sylvianne » pour Sylvie-Anne). Certaines variations d'orthographe sont aussi validées, à l'instar de Michèle ou Michelle, Henri ou Henry, Ghislaine ou Guislaine, Madeleine ou Magdeleine, entre autres.
D'autre part, le surnom ou le sobriquet ainsi que le pseudonyme - notamment en matière littéraire ou artistique – n'ont aucune incidence sur les actes de l'état civil et ils ne peuvent être transmis à leurs descendants. Toutefois, l'adoption d'un pseudonyme comme nom de famille a été acceptée de manière restrictive dans le cadre de la procédure de changement de nom de l'article 61 du Code civil.
Extraits et commentaires tirés de « Le Nom de famille », de Jean-Philippe Borel, docteur en droit, chargé de cours à l'université Paris V et au Centre national de la fonction publique territoriale Poitou-Charentes, Territorial éditions, 154 pages, 2014.

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Carnet : le peignophone de Boris Vian
J'ai croisé des inconditionnels de Boris Vian avant-hier soir, à la fête de la musique. Figurez-vous qu'ils jouaient du peignophone dans les rues de Nîmes, cet instrument cher à l'auteur de L'Écume des jours. « Produisant un son comparable à celui de la trompette bouchée, cet instrument est apprécié en cours d'anglais et de physique où chacun s'étonne de la virtuosité musicale et du sens du rythme de Boris Vian. » C'est Valère-Marie Marchand, sa biographe, qui le raconte dans Boris Vian - le sourire créateur (éditions Neige Écriture, 2009). Il est vrai que l'écrivain et poète adhère depuis peu au Hot Club de France et qu'il s'exerce à toutes sortes de résonances : chez lui, à la villa des Fauvettes de Ville-d'Avray, transformée en boîte de jazz, et au lycée de Sèvres où il compose en tapotant les pieds de son pupitre ou le bord de son encrier. (Lundi 23 juin 2014)



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