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des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Hiver 2014


Carnet : Il est mort le poète photographe

In memoriam

Poète photographe ? Lucien Clergue n’était pas peu fier du titre que lui avait conféré Jean Cocteau au moment où celui-ci l’invitait, en 1958, à réaliser les photographies de son film, Le Testament d’Orphée, dans les cavernes du Val d’Enfer, aux Baux-de-Provence. Nul doute que le prince des poètes aura convoqué les muses le 31 mai 2006 pour son élection à l’Académie des beaux-arts dans la section de photographie. Le 9 janvier 2013, il était porté à la présidence de l’institution, succédant à François-Bernard Michel, médecin, poète, écrivain et amateur d’art. Certes, l’Institut de France est prestigieux, « mais la plus belle reconnaissance que j’ai eue, c’est Picasso qui me l’a donnée », énonce-t-il non sans fierté dans « Lucien Clergue, à la mort, à la vie » d’Élisabeth Aubert Schlumberger. Le jour de la corrida pascale, le dimanche 5 avril 1953, le peintre de « Guernica » l’incite à persévérer dans la photographie après avoir examiné les clichés du jeune et timide arlésien qui ose l’accoster à la sortie de la feria d’Arles : le long et fructueux compagnonnage entre le photographe et son prestigieux modèle débute ce dimanche-là. Au lendemain de Mai 68, avec l’écrivain Michel Tournier, fou de photo résidant à Arles, et le conservateur du musée arlésien Jacques-Réattu, Jean-Maurice Rouquette, il fonde les Rencontres internationales de la Photo d’Arles. Trois ans auparavant, avec le même J.-M. Rouquette, il met en place au musée Réattu un fonds de photographies (qui rassemble aujourd’hui plus de 5000 œuvres), une initiative inspirée de son premier séjour aux États-Unis en 1961 lorsque Edward Steichen a présenté la première rétrospective du peintre provençal au MoMA (Musée d’art moderne de New York). Né à Arles le mardi 14 août 1934, d’un père gardois de Saint-Gilles et d’une mère arlésienne de Salin-de-Giraud, le photographe est mort le samedi 15 novembre 2014, à Nîmes, des suites d’un cancer. Il est mort dix jours après Ricardo Baliardo, alias Manitas de Plata, le guitariste gitan qu’il avait lui-même découvert en 1955. Les semaines précédentes, il avait accepté la proposition de la ville de Salon-de-Provence qui entendait l’honorer à travers une rétrospective de son œuvre prévue en 2015.
Du long-métrage d’Élisabeth Aubert Schlumberger, je retiens cet instant particulièrement émouvant, lorsque, face à la caméra, il reste planté un moment dans le sable, son Minolta en mains, lisant et relisant, fébrile, les signes sur le sable, comme un homme qui a trouvé de l’or à la décharge publique. « Il a une mémoire énorme ce sable, insiste-t-il à ce moment-là, qu’il me transmet probablement, je ne sais par quel moyen, mais en tout cas j’y suis particulièrement sensible. Sensible au point que j’ai demandé à mes filles (Olivia et Anne) de disperser mes cendres à cet endroit-là, sur cette plage, et que au fond je me rends compte que depuis quarante ans, je photographie mon tombeau. »

Lucien Clergue en avril 1974 (Photo © Jean Pagano)
Le photographe dans sa maison d’Arles
le 25 mars 1999 par son ami d’enfance (Photo © Robert Durand)

Filmo-bibliographie

Picasso mon ami, par Lucien Clergue, éditions Plume, 208 pages, 1993.
Double Fantaisie - Entretien autour d’un doute, par Lucien Clergue et Salvatore Lombardo, éditions Autres Temps, 93 pages, 1999.
Lucien Clergue, à la mort, à la vie, un film de Élisabeth Aubert Schlumberger, les films du paradoxe, 2008, 52 mn, couleur, avec, en complément, deux films de Lucien Clergue, « Le Drame du taureau » (1965, 10 mn), « Delta de sel » (1967, 7 mn 22 s) avec un texte de François Billetdoux et un diaporama.
Clergue in America, sous la direction d’Anne Clergue, association Lucien Clergue en pays d’Arles, 128 pages, 2011.

L’inspiration…
Vivre, c’est enregistrer. Ce qu’on appelle l’inspiration, ce ne sont que les moments privilégiés où la cire humaine trouve aiguille adéquate.
(Georges Perros, « Papiers collés » 1, Gallimard/l’Imaginaire, 2011)

J’ai une idée fixe, la guerre
Tu comprends ce que je veux dire, j’ai une idée fixe, elle, la guerre, la plus salope des saloperies ! Je pense à elle toujours, comme d’autres, des millions d’autres pensent à leurs sous, à leurs vacances, à leur retraite, à leurs bons du Trésor, à la becquetansse, aux coucheries, aux moissons, à leur petite peinture, à leur petite poésie, à leurs petites affaires. La jeunesse souffre. Oui, elle souffre. Alors, moi, Mougin, je suis avec elle.
(Jules Mougin, dans « 143 poèmes, lettres et cartes postales », éditions Robert Morel, 1960)

Sacré Roger !
Roger Rosfelder alias Roger Curel publie en cette fin d’année « Le Crocheteur » à l’enseigne des éditions Wallâda, chez Françoise Mingot-Tauran dont les ouvrages sur les poètes, écrivains et artistes tsiganes mériteraient d’être mieux connus. Ami d’Emmanuel Roblès, le polémiste et rebelle corrige quelques absences ou approximations de la postérité à propos d’Albert Camus, Alain Jessua et Jean Rouch qu’il a bien connus. Dans sa maison de Bonnieux, il déplore les aléas de l’âge qui brident parfois son autonomie physique. Il aura 92 ans en mai prochain et pourtant il lui arrive encore de palper les poches de son pantalon de velours pour y chercher son lance-pierres.

Pseudonyme
« J’ai pris mon pseudonyme à dix-huit ans, explique Philippe Sollers. Ce personnage imaginaire, c’est aussi Solus avec deux l - deux ailes. Solus veut dire seul. Mais Sollus - avec deux l, cela veut dire "entièrement", de Holos en grec, qui donna Holocauste. Sollers, c’est Solus et Sollus, le tout avec une dimension sacrificielle : une fois consumé, il ne reste rien. Pas de reste ! »
(Philippe Sollers, né le 28 novembre 1936 à Bordeaux, s’appelle en réalité Philippe Joyaux)

Ne perdez pas la tramontane !
Scrutant les collines du Bois de Remoulins, les horizons me paraissent si nets ce matin que je pourrais presque en toucher les reliefs mauves du bout des doigts. Vent froid de nord-ouest, la tramontane féconde une transparence bénie des peintres paysagistes. Sèche et impétueuse, tonique et capricieuse, elle peut souffler deux cents jours par an à une vitesse moyenne de 50 kilomètres à l’heure, avec des pointes en rafales dépassant parfois 130 km/h. Dans sa Petite Encyclopédie des Vents de France (Jean-Claude Lattès, 2001), l’Aveyronnais Honorin Victoire enseigne qu’un record de 200 km/h a même été enregistré à Sète à la fin du siècle dernier. Savez-vous qu’une montagne des Baléares porte le nom de « cordillère de la Tramontane » ? Parce que c’est précisément là qu’elle rend son dernier souffle. La tramontane, c’est aussi le nom de l’étoile polaire en usage au Moyen-Âge. Perdre la tramontane, c’est perdre le nord, vous diront les vieux paysans de la Provence gardoise.
(Samedi 4 octobre 2014)

Billet d’humeur

Chappe et le cyberespace

Depuis 1994, lorsque le grand public s’est emparé du Web (le World Wide Web, littéralement la « toile d’araignée mondiale »), système hypertexte public fonctionnant sur l’Internet, les urbanistes redoutent que le cyberespace (réseau télématique international) puisse un jour absorber la ville. Aujourd’hui, chacun possède son adresse sur l’Internet, nombreux disposent d’un site et, ainsi, une énorme communauté d’internautes rend accessibles à travers les réseaux d’ordinateurs des millions et des millions de ressources d’informations numériques. Jusqu’alors ambitieux et téméraires, les urbanistes sont devenus précautionneux, freinés par une sorte de vertige devant cette nouvelle révolution qui rapetisse tous les jours un peu plus la planète. Certains d’entre eux toutefois relativisent. Ils rappellent comment Claude Chappe, l’inventeur du télégraphe aérien, cherchait à convaincre ses contemporains de ce que son incroyable machine allait « dissoudre le territoire » et « réduire la France à un point ». C’était en 1793…



Lecture critique

Le Maroc raconté par des autochromes

Nul doute que les très nombreux hôtes du royaume chérifien visiteraient le Maroc et ses habitants d’une tout autre façon s’ils avaient lu au préalable l’ouvrage remarquable « Maroc - Mémoire d’avenir 1912-1926… 1999 » publié en 1999 par le musée Albert-Kahn de Boulogne-Billancourt (département des Hauts-de-Seine) à l’occasion de l’Année du Maroc en France. Banquier d’affaires d’origine alsacienne, Albert Kahn (1860-1940) est un collectionneur inspiré qui se double d’un humaniste et d’un érudit, proche du philosophe Henri Bergson et du sculpteur Auguste Rodin. Entre 1898 et 1931, il consacre son temps et sa fortune au rapprochement des peuples et à la sauvegarde de l’héritage culturel de ses contemporains, notamment par le truchement d’une société, Autour du Monde, qui offre des bourses à des futurs enseignants, et d’une banque documentaire, les Archives de la Planète, où il entend préserver par la photographie et le film les différents aspects de la vie et des cultures humaines. Pour les Archives de la Planète, il « missionne » différentes campagnes photographique et cinématographique d’un méridien à l’autre à travers le monde. Le Maroc auquel il est très attaché connaît en décembre 1912 et janvier 1913 une première campagne de prises de vues réalisées par Stéphane Passet ; la seconde mission, de juin à juillet 1926, est effectuée par les opérateurs Georges Chevalier et Camille Sauvageot. Ce sont les plaques photographiques autochromes de ces trois techniciens qui composent l’iconographie de base de l’ouvrage comme elles ont constitué les documents de référence de plusieurs dizaines de collégiens de huit établissements distincts de Fès, Marrakech, Rabat et Salé. Sous la conduite de leurs professeurs et avec le soutien d’assistants du musée Albert-Kahn, les potaches ont étudié les documents initiaux à travers des tirages de travail ; ils ont exploré les lieux qu’ils désignent et discuté des changements subis par les sites et monuments concernés. Esquissant les perspectives d’évolution de certains lieux historiques et touristiques, certains d’entre eux ont incité à faire connaître de la meilleure façon le patrimoine culturel de leur pays afin de donner envie aux étrangers d’y séjourner « intelligemment ».
La curiosité d’esprit, l’application, la qualité d’analyse et la passion de ces élèves apparaissent avec bonheur entre les lignes des textes et des légendes, aussi didactiques qu’édifiants. Les regards qu’ils portent, les témoignages qu’ils livrent cernent la période du protectorat français (1912-1956). Politologue et universitaire, Abdellah Ben Mlih éclaire avec beaucoup de lucidité le contexte sociopolitique d’un pays où deux cultures interagissent dans les meilleures conditions. L’influence du premier Résident, Hubert Lyautey (représentant de l’État français au Maroc entre 1912 et 1925), y est déterminante. C’est le maréchal Lyautey qui choisit Rabat comme capitale pour en faire ce qu’il a appelé une « usine ».
L’ouvrage foisonne d’informations et fourmille d’anecdotes qui laissent à penser que les rédacteurs n’ont pas disposé du seul Guide Bleu du Maroc, dont la première édition date de 1921 et qui en était à sa troisième en 1925. Nous apprenons ainsi que le port de Mogador a été bâti en 1760 par le sultan alaouite Sidi Mohammed ben Abdallah pour y cantonner ses corsaires, mais aussi et surtout imposer une rivale à Agadir qui s’était révoltée contre son autorité. Les plans de l’actuelle Essaouira (l’ancienne agglomération portuaire de Mogador) ont été élaborés par Théodore Cornut, un captif avignonnais : d’où ses rues rectilignes et ses fortifications à la Vauban. Une incursion au marché aux peaux de mouton à bâb Jemâa en-Nouar à Meknès sous-entend que le sultan Moulay Ismaïl (1672-1727) sollicita vainement et à plusieurs reprises Louis XIV pour épouser une de ses filles, Marie-Anne de Bourbon, future princesse de Conti. Quant à la célèbre place Jemaâ el-Fna de Marrakech, elle connaissait jadis des spectacles moins réjouissants, comme l’indique son nom qui signifie « Réunion des Trépassés » : c’était là que l’on tranchait la tête des condamnés à mort… À Casablanca, localisez sur la façade de l’hôtel des Postes l’écusson qui représente un avion : il commémore la première liaison aérienne régulière établie en 1919 entre la France et le Maroc par Pierre Latécoère. La ligne Toulouse-Casablanca sera prolongée jusqu’à Dakar en 1925 par la Société générale d’entreprises aéronautiques (Latécoère), la future et légendaire Aéropostale.
« Maroc - Mémoire d’avenir 1912-1926… 1999 » dispense une belle leçon, une leçon d’histoire et de sociologie qui convoque au tableau noir petits et grands sous la férule d’excellents pédagogues en culotte courte : une fois n’est pas coutume.

  • Maroc - Mémoire d’avenir 1912-1926… 1999, avec le concours d’Abdellah Ben Mlih, politologue et universitaire, de Marie Mattera Corneloup et Philippe Benoist, du musée Albert-Kahn, édité par le musée Albert-Kahn et le département des Hauts-de-Seine, 246 pages, 1999.

 

Portrait

Les rêves pliés en quatre adressés au Père Noël

« Cher Père Noël, j’ai passé l’âge de croire en toi. Mais, cette année, j’ai vraiment besoin que tu m’aides. Il faudrait que je trouve un emploi l’an prochain dans mon métier d’électricien que j’adore. Et surtout, je voudrais que dès le mois de janvier ma femme puisse enfin me rejoindre à Nantes avec notre petit Tom. Sinon, pour le côté matériel, j’aimerais un blouson en cuir car il fait très froid en hiver et un four à micro-ondes pour réchauffer mes repas le soir. »
Chaque fin d’année, le service national clients-courrier, basé depuis 1962 à Libourne, au milieu des vignes girondines, reçoit à l’adresse du Père Noël une centaine de lettres d’adultes, amusantes ou désespérées, parmi plus d’un million cinq cent mille lettres individuelles ou collectives (statistiques 2011), et près de 185 000 courriels. 100 000 facteurs sont invités à faire parvenir aux 150 agents libournais cette correspondance particulière qui rejoint les courriers non distribuables de toute la France. Soixante intérimaires sont recrutés, du 20 novembre au 30 décembre, pour l’opération « Secrétariat du Père Noël ». Elles - car ce sont généralement des femmes - traitent des lettres de l’Hexagone pour la plupart, mais aussi 34 000 en provenance de 160 pays (Europe continentale, Amérique latine, Chine, Australie, etc.). Une jeune femme d’origine russe a également été recrutée pour répondre aux lettres en cyrillique, de plus en plus nombreuses ; une correspondance en braille a également été mise en place. Depuis cinq décennies, ces elfes-postiers ont répondu à plus de 30 millions d’enfants !

Magdeleine Homo avant Françoise Dolto
Lorsque Jacques Marette, ministre des Postes et Télécommunications, reprenant l’initiative de son prédécesseur Michel Maurice-Bokanowski, lance en 1962 « l’Opération Père Noël », il demande à sa sœur Françoise de rédiger la première réponse du Père Noël à un des nombreux enfants qui le sollicitent au gré d’adresses improbables : avenue du Ciel, Sur la banquise, Dans les nuages, rue du Paradis blanc, Pays des cadeaux, chemin des Rennes. Nul ne sait à ce moment-là que l’épistolière deviendra la plus connue des pédiatres et des psychanalystes français grâce à l’émission Lorsque l’enfant paraît animée par Jacques Pradel à l’antenne de France Inter, entre 1976 et 1978, sous le patronyme marital de Dolto.
Fonctionnaire au ministère des PTT et à la Bibliothèque nationale de France avant de diriger les éditions de Radio France de 1997 à 2008, l’écrivain Jean-Pierre Guéno (né en 1955) raconte la belle aventure du secrétariat du Père Noël dans un beau livre, « Cher Père Noël ! Un siècle de lettres au Père Noël », dont Bernard Perchey a illustré la couverture du bon vieillard à la barbe de neige et à la houppelande rouge. Œuvre profuse d’historien, le livre date de 1748 l’institution de l’ancêtre du Service national du service clients-courrier, nommé alors Service des rebuts ou des épaves et dont les employés-détectives avaient pour mission la recherche des destinataires de lettres et de paquets éventrés, abîmés, mal libellés, mal affranchis ou mal adressés. C’est en 1967 que le centre des recherches du courrier émigre de la rue du Louvre à Paris vers Libourne. Là, 150 postiers traitent chaque année 9 millions d’objets provisoirement égarés qui retrouvent leurs destinataires ou leur expéditeur dans près de 50 % des cas.
En ce qui concerne le secrétariat du Père Noël, l’historien des Postes répare un oubli en rappelant le souvenir de Magdeleine Homo, une receveuse normande de Veules-les-Roses (Seine-Maritime) qui obtint de son administration de tutelle, en 1958, de répondre aux plus jeunes correspondants du Père Noël. Aidée d’une factrice et du maître d’école de son village, elle officie pendant quatre ans jusqu’à ce que les PTT reprennent à leur compte son initiative.

Saint Nicolas à l’origine du mythe
Parce que la légende prête à ce prélat d’Asie mineure la résurrection de trois enfants, Nicolas de Myre est devenu au IVe siècle de notre ère le protecteur de tous les enfants. Les reliques de l’ecclésiastique ayant été ramenées au XIe s. en Lorraine dont il est devenu le saint patron, l’Europe christianisée impulse chaque 6 décembre une célébration festive où les imagiers médiévaux le représentent sous les traits d’un personnage à longue barbe vêtu comme un évêque, avec crosse, mitre et grand vêtement vert ou rouge à capuche. Saint Nicolas passe dans les chaumières pour offrir des cadeaux et des friandises aux enfants sages, tandis que les plus désobéissants sont menacés des coups du Père Fouettard… Au XVIIe s., des Hollandais émigrés en Amérique y propagent la coutume de la Saint-Nicolas qu’ils nomment Sinter Klaas, futur Santa Claus. Bientôt, les chrétiens associent cette fête des enfants à celle de l’Enfant Jésus : saint Nicolas effectue désormais sa tournée la nuit du 24 décembre. Le relais avec le Père Noël s’opère au Royaume-Uni, semble-t-il, au milieu du XIXe s., au moment où l’écrivain Charles Dickens publie son « Chant de Noël ». Dès 1860, Santa Claus apparaît dans le journal new-yorkais Harper’s Weekly accoutré d’un costume rouge aux parements de fourrure blanche, la bedaine ceinte d’une large ceinture de cuir brun. Pendant trente ans, le caricaturiste Thomas Nast accuse l’identité visuelle du petit homme rondouillard, en houppelande et pipe au bec, figure d’une tradition hollandaise encore vivace. L’icône se popularise en Occident par le biais de la publicité : le fabricant de stylos Waterman en 1907, le manufacturier de pneumatiques Michelin en 1919, le fabricant de savon Colgate en 1920. Jusqu’à Coca-Cola qui reprend les illustrations de Nast avant d’adopter le dessin de Haddon Sundblom qui campe un Père Noël tout en rouge. Exit le Saint-Nicolas une fois rouge une autre fois vert, tantôt en évêque avec son âne tantôt la mitre au poing avec une hotte sur le dos. Le rouleau-compresseur médiatique des États-Unis fera le reste !
Quand bien même Suédois, Norvégiens, Danois, Canadiens et Américains disputent aux Finlandais le lieu de résidence du bon vieillard, localisé à Korvatunturi puis à Rovaniemi, en Laponie, la mythologie du Père Noël n’est pas prête de s’éteindre. Jean-Pierre Guéno souligne la pluralité d’initiatives qui en entretiennent l’exceptionnelle longévité : la chanson (Le Twist du Père Noël interprété en 1961 par Eddy Mitchell et les Chaussettes Noires ; Petit Papa Noël de Martinet et Vincy chanté par Tino Rossi), l’art (les peintures de Tsugouharu Foujita et de Pablo Picasso), la solidarité (le Père Noël vert du Secours populaire français), la bande dessinée (avec Pierre-Stéphane Proust, Patrice Ricord, Jean-Vincent Sénac et Nicolas Vial), la philatélie (le premier timbre-poste de Noël est émis au Canada en 1898), la littérature (à travers les contes de John Ronald Reuel Tolkien). Et l’ethnologie… En 1986, en effet, à Canet-en-Roussillon, Jean-Claude Baudot, lui consacre un musée riche de 1700 pièces, exposées jusqu’en 2001 mais remisées aujourd’hui dans des parkings parisiens. Le singulier conservateur rêvait de repeindre en Père Noël les châteaux d’eau de France avec le concours d’une agence de publicité !

  • Cher Père Noël ! Un siècle de lettres au Père Noël, par Jean-Pierre Guéno, mise en image Jérôme Pecnard, éditions Télémaque, 304 pages, 2012.

 

Varia : les temples de Luoyang

France-Chine 2014

« Capitale de treize dynasties dans la Chine ancienne, la ville de Luoyang fut également l’un des berceaux de la civilisation chinoise, dans le bassin du fleuve Jaune. Située au nord de la rivière Luo, affluent du fleuve Jaune, et selon le dicton "le sud d’une montagne et le nord d’une rivière reçoivent plus de soleil", la ville se nomme Luoyang (littéralement "le soleil de la rivière Luo"). Cette capitale historique millénaire vit non seulement plusieurs changements de dynasties, mais également l’introduction du bouddhisme dans l’Empire du Milieu. […]
« À Luoyang, les grottes de Longmen (littéralement "la Porte du Dragon") abritent les plus grands chefs-d’œuvre de statues bouddhistes. Construites sous les Wei du nord, ces grottes ont subi durant quatre siècles de nombreux travaux et rénovations. Elles atteignirent leur apogée sous la dynastie Tang. Même le grand poète Bai Juyi le confirme dans son poème : "Parmi tous les sites et paysages de Luoyang, les grottes de Longmen sont les plus belles".
« Les grottes y sont numérotées : on en compte 2 345 au total, abritant pas moins de 100 000 statues. Un trésor de la culture bouddhiste, mais également un miroir de la politique, de l’économie et de la société de l’époque. On y trouve aujourd’hui encore une grande variété d’objets de l’époque, relevant de nombreux domaines, comme la religion, les beaux-arts, l’architecture, la calligraphie, la musique, le vêtement ou encore la médecine.
« Si vous venez à Luoyang en avril ou mai, vous aurez l’occasion d’admirer une autre spécialité locale : la pivoine de Chine, emblème de la ville. Depuis des temps immémoriaux, admirer les pivoines est une tradition locale. »
Extrait de « Les temples bouddhistes de Luoyang », un texte de Ye Yucong, revue Institut Confucius, n°23, mars 2014.



Carnet : l’habit ne fait pas le moine
« L’habit ne fait pas le moine. Certes comme la terre ne fait pas la plante. Mais ôtez la terre et la plante se fane, ôtez l’habit et le moine se défait », affirmait le poète et philosophe Lanza del Vasto (1901-1981). Aristocrate d’origine italienne, il fonda en 1948 l’ordre des Gandhiens d’Occident, plus connu sous le nom de communauté de l’Arche, en référence au mythe chrétien de l’Arche de Noé. En 1936, le mahatma Gandhi lui fait découvrir la non-violence et lui donne un nom sanskrit : Shantidas, qui signifie « serviteur de paix ».

De la critique
Il m’est pratiquement impossible d’écrire quelque portrait critique à partir d’un unique texte. J’ai besoin de confronter plusieurs ouvrages et de croiser des écrits variés et espacés dans le temps du même auteur. Cette lecture polyphonique densifie mon analyse ; elle en accroît sans doute la lucidité et donne, me semble-t-il, une intelligence de l’œuvre complètement différente, plus authentique, plus sensée en tout cas.
(Jeudi 16 octobre 2014)

Alphonse Boudard pour le plaisir
Je viens de relire, pour le plaisir, « Les Trois Mamans du petit Jésus » (Grasset, 2000) d’Alphonse Boudard (1925-2000). Outre le fait qu’il nous apprenne que maque n’est pas l’abréviation de maquereau mais de maquignon, il nous donne toujours l’envie irrésistible de lui faucher ses perles d’écriture. Telle : « Belles ses pognes… mais tavelées de ces taches de vieillesse qu’on dit fleurs de cimetière »… Succulente, irrésistible et tendre, la langue verte explose joyeusement au fil des pages de ses romans et de ses enquêtes historiques. On reconnaît Céline, Rabelais et Villon dans sa généalogie. « Céline a inventé un langage qui était celui d’un milieu, assurait-il. En le lisant, je me suis reconnu : ce milieu était le mien. » Cet écrivain qui se déclarait « bilingue français-argot » est à relire, sans modération.
(Samedi 18 octobre 2014)



Billet d’humeur

Le marché du clonage

Selon Jacques Bahry, « il n’est pas exclu que la formation professionnelle se fasse, demain, par des voies génétiques. Des spécialistes installeront des puces électroniques sur des neurones et, ainsi, chacun pourra, génétiquement, combler ses neurones ». Ces propos font froid dans le dos, mais relèvent-ils vraiment du domaine de la science-fiction ainsi que l’évoquait Aldous Huxley dans « Le Meilleur des mondes » ? Concluant son propos, le délégué général du CESI (enseignement supérieur, formation professionnelle et école d’ingénieurs) invite à méditer l’opinion d’un savant américain, interrogé récemment pour savoir quand le clonage humain deviendrait possible : « Dès qu’il y aura un marché ».



Lecture critique

La conquête de l’aiguille du Midi

L’alpinisme est né ici, le 8 août 1786, lorsque les enfants de la vallée, Gabriel-Michel Paccard et Jacques Balmat, déflorèrent le sommet du mont Blanc. En 1741, c’est en montant jusqu'aux « glacières de Savoye » (la Mer de glace), que deux Anglais, Richard Windham et William Pocock, inventèrent le tourisme, secondés par des paysans du coin, les premiers « guides » de la spécialité en somme. En 1744, l’ingénieur genevois Pierre Martel représente pour la première fois le mont Blanc sur une carte topographique. Il était inévitable que l’aiguille du Midi stimulât la conquête mécanique d’un des plus beaux sites alpestres. Avant d’y tendre un câble, les hommes se sont évertués à la gravir par tous les versants, et à défier sa large face nord haute d’un kilomètre. Dans un ouvrage savant qui se double d’un beau livre d’images, Pierre-Louis Roy raconte la conquête de la plus haute des aiguilles de Chamonix, dès 1905, à travers le développement des moyens de transport du fret puis des voyageurs (crémaillère, funiculaire, transbordeur et autre ascenseur à câbles), et plus spécialement du téléphérique. La passion conjuguée de la montagne et de l’histoire double la valeur du témoignage d’une immersion inédite dans les coulisses du plus haut chantier d’Europe (3842 mètres). Le sport et le tourisme alpins méconnaissent la dette qu’ils doivent à ces acteurs d’une aventure humaine et technique d’exception. Sachons gré à l’auteur de rendre hommage aux centaines de montagnards à l’énergie indomptable et à l’adresse de chamois, ces « araignées du ciel », qui ont bravé les grands vents des altitudes et les épouvantables turbulences des cimes afin d’apprivoiser la vallée Blanche.

  • L’aiguille du Midi - Un téléphérique au plus près du mont Blanc, par Pierre-Louis Roy, éditions Glénat, 192 pages, 2011.

 

Portrait

Leo Lionni, le botaniste parallèle

Nous croyions le long chemin évolutif de la botanique complètement balisé. Nous pensions qu’aux prémices de la science phyto-paléontologique l’algue pouvait prétendre à un rôle fondateur dans l’histoire de la flore terrestre, postulant que ces plantes marines avaient été les premières à capter, au moyen de la chlorophylle, l’énergie solaire et, ce faisant, à transformer l’eau et l’anhydride carbonique en sucres et amidons nécessaires à leur processus vital. Et voici qu’un écrivain, peintre et sculpteur italien secoue brutalement l’arbre de la connaissance et impose à ses contemporains de repenser de fond en comble la taxinomie (lois et principes de classification) du monde végétal après sa découverte des plantes parallèles. L’étude de ces végétaux d’un nouveau type est malaisée parce qu’ils se désintègrent au moindre contact et qu’ils défient les lois de l’optique ! L’inventeur, Leo Lionni (Amsterdam, 5 mai 1910-Rome, 11 octobre 1999), prétend en effet que ces plantes-là ne s’alimentent à aucun humus terrestre, qu’elles se pulvérisent dès qu’on les touche et qu’elles se dérobent à toute empreinte photographique. « Elles ne croissent que dans les territoires marginaux où survivent chamanisme et croyances animistes, commente Marco Martella, historien des jardins qui en situe des espèces significatives dans les forêts amazoniennes, au fin fond des jungles d’Asie ou d’Afrique et dans les déserts d’Australie. »

Un foyer habité par les muses
Dès l’enfance, Leo Lionni inventorie les règnes animal, minéral et végétal avec la passion et l’opiniâtreté du scientifique. Il en collectionne les espèces dans différentes régions du monde au gré des tribulations de sa famille. Fils de Louis Lionni, tailleur de diamant issu d’une famille juive sépharade, et d’Élisabeth Grussow, chanteuse d’opéra, il naît en 1910 à Watergraafsmeer, un village de la banlieue d’Amsterdam qu’arrose la rivière Amstel. Le berceau familial influence ses inclinations. Outre ses parents, très attentifs à l’éducation de leur fils unique, deux oncles contribuent à sa vocation artistique, Willem dont la collection d’œuvres d’art affine son regard, et l’architecte Piet qui lui enseigne la grammaire du dessin. En 1922, il est accueilli chez ses grands-parents à Bruxelles tandis que ses parents émigrent aux États-Unis. Il les rejoint deux années plus tard à Philadelphie où il perfectionne la pratique de la langue anglaise avant un nouveau déménagement, en Italie cette fois, à Gênes, berceau des Lionni. Encouragé par son père, l’étudiant, brillant, opte pour les sciences économiques selon une formation doctorale reçue dans les universités de Gênes et de Zurich. Mais la perspective de devenir un homme d’affaires ne l’intéresse vraiment pas. D’autant que les cartons à dessins du jeune homme révèlent un authentique talent de peintre qui n’échappera d’ailleurs pas au groupe des futuristes italiens et à leur chef de file Filippo Tommasso Marinetti qui l’invite à exposer ses œuvres à leurs côtés. Marié en 1931 à Nora Maffi, fille d’un des fondateurs du Parti communiste italien qui lui donnera deux garçons, il vit et travaille à Milan en qualité de graphiste et de peintre. La montée du fascisme et la menace nazie provoquent sa fuite outre-Atlantique et l’exil de sa femme et de leurs deux enfants en Suisse. Directeur artistique d’une agence de publicité à Philadelphie, il sollicite les peintres Andy Warhol, Fernand Léger, William de Kooning et Alexandre Calder dans de menus travaux graphiques (affiches et autres publicités).

Un infatigable créateur
Maintenant qu’il est devenu citoyen américain (en 1945) et que sa famille s’est recomposée, il crée son propre studio de design à New York tout en prolongeant son œuvre peint et sculpté. Graphiste unanimement courtisé aux USA par les grands magazines Fortune, Time et Life, il souffle ses cinquante bougies au moment où il aspire à retourner en Italie. À Radda-in-Chianti, dans le massif des Apennins, l’infatigable créateur va ajouter, cette année-là précisément, une nouvelle corde à son arc, la littérature pour la jeunesse où il révèle des qualités rares de conteur et d’illustrateur au gré de somptueux albums, très marqués par l’utilisation de différentes techniques dont les papiers déchirés et découpés, la gouache, l’aquarelle, la craie et l’impression sur verre. « Petit Bleu et Petit Jaune » (1959), « Sur ma plage il y a beaucoup de cailloux » (1960), « Swimmy » (1963), « Frédéric » (1967) et « Tillie et le mur » (1989) : le fabuliste signe une trentaine de livres, traduits en plusieurs langues, tout en continuant à peindre et à sculpter. En 1976, il publie « La Botanique parallèle », théorie accréditant l’existence de plantes de l’autre côté de la haie, selon la déclinaison du philosophe Jean-Pierre Le Goff qui signe la postface de l’édition française.

Les plantes de l’autre côté de la haie
Au fil des pages, l’érudition et l’imagination mêlées fascinent et bousculent les certitudes les mieux établies dans le domaine des sciences naturelles. Tirelle, pince des bois, tubulaire, camporana, protorbis, labyrinthienne, artisie, tournelune, solée et sigurya, quelques-unes des plantes parallèles inventoriées procèdent-elles d’une science exacte ? Une telle découverte n’impose-t-elle pas aux botanistes de repenser leurs théories et de compléter la sacro-sainte classification de Carl von Linné ? Dans le texte, très savant, nourri aux meilleures sources, l’auteur va jusqu’à soumettre ses expérimentations à l’observation de Théophraste, aux herboristes médiévaux et aux botanistes de la Renaissance, entre autres cliniciens des végétaux ! Il démonte à plaisir la mécanique de ses démonstrations, explicite les légendes, rebâtit les mythes et ranime les anecdotes. Vrai ou faux ? Peu importe après tout, l’histoire est aussi belle que le plus beau des contes issus du fond des âges. On se prend à imaginer la production d’herbiers volatils et transparents comme l’essence de ces plantes de l’autre côté de la haie. Leo Lionni se garde de trancher à cet égard. Dans son fabuleux traité, il invite son lecteur à examiner les reproductions des dessins qu’il a appariés aux morphologies végétales dites parallèles, des dessins tout semblables aux sculptures fantasmagoriques qu’il a réalisées dans sa propriété de Toscane avant de rejoindre quelque monde parallèle en 1999.

Leo Lionni à la fonderie de Sommacampagna, en Vénétie
 © Photo X droits réservés

  • La Botanique parallèle, par Leo Lionni, traduction de l’italien par Philippe Guilhon augmentée par Anton Doghov, préface de Marco Martella, suivi de Les plantes de l’autre côté de la haie, par Jean-Pierre Le Goff, éditions des Grands Champs, 288 pages, 2013

Du même auteur (littérature pour la jeunesse) :

  • Frédéric, éditions l’école des loisirs, 32 pages, 1975
  • Pilotin, l’école des loisirs, 32 pages, 1973
  • Petit-Bleu et Petit-Jaune, 40 pages, l’école des loisirs, 1970.


Varia : les racines de l’islamisme

« Si l’on entend par "islamisme" l’idéologie visant à faire de l’islam un argument politique, ses racines les plus anciennes et les plus profondes sont aisément identifiables. Elles tiennent aux humiliations successives nées des différentes formes de la colonisation occidentale en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. L’islamisme est assez logiquement né en Égypte après la Première Guerre mondiale. Mais dès la Seconde, on voit dans ce pays le mouvement se scinder en deux courants principaux, l’un jouant la carte de la réforme sociale et de la conquête progressive des esprits, l’autre plaidant pour la lutte armée. La figure centrale est ici celle de Sayyid Qutb (idéologue des Frères musulmans), exécuté par Nasser en 1966. C’est en quelque sorte le Marx de l’islamisme radical, le théoricien auquel continuent de se référer Al-Qaïda et les jihadistes. Pour être la plus visible, cette tendance est cependant loin d’être la plus répandue. En jouant le jeu de la composition avec les régimes militaires puis celui de la démocratie, les Frères musulmans égyptiens ont illustré la prégnance de l’idée réformatrice au sein même de la galaxie islamiste. Mais ils n’ont pas su gérer la tension entre leur attachement à l’orthodoxie religieuse et les exigences de l’exercice du pouvoir. En particulier, ils n’ont pas cédé un pouce de terrain sur la question du statut de la femme. Du coup, au moins au Caire, les espoirs nés du "Printemps arabe" se sont envolés. On se gardera de généraliser, cependant, car l’islamisme en Égypte n’est pas l’islamisme en Tunisie, ni a fortiori en Iran. En France, malgré l’existence d’un courant salafiste et les appels de certains prédicateurs, l’immense majorité des musulmans vivent leur religion en paix avec les codes culturels dominants. »
Extrait du dossier « Les racines de l’islamisme – Frères musulmans et salafistes », dans le magazine Books n° 48, novembre 2013.


Carnet : en hommage aux chats de son enfance
Connaissez-vous Mia Couto (né à Beira en 1955), écrivain de langue portugaise né au Mozambique ? Il est l’auteur de Terre somnambule, L’Accordeur de silences ou Poisons de Dieu, remèdes du Diable. Dans ses livres, il dit retranscrire les histoires qu’il écoutait jadis dans les rues de Beira justement, sa ville natale située à 700 kilomètres au nord de Maputo, une ville portuaire ouverte sur l’océan Indien où les gosses apprennent à lire en déchiffrant les noms des bateaux. L’écrivain lusophone aime raconter la difficulté qu’il éprouva un jour à convaincre la personne venue l’accueillir à l’aéroport qu’il était bel et bien Mia Couto : c’est que son hôtesse s’attendait à recevoir une femme, ne sachant pas que son vrai nom est António et Mia un pseudonyme littéraire choisi en hommage aux chats de son enfance…

États et entreprises
Je viens de lire, dans un magazine économique, que 51 des 100 premières économies mondiales ne sont pas aujourd’hui des États mais des entreprises. La puissante vague actuelle des concentrations ne peut qu’aggraver cet état de fait. Reste à savoir si cette aberration qui soulève l’indignation pourra, demain, déboucher sur une prise de conscience généralisée.
(Mardi 4 novembre 2014)

La vie politique comme elle va
Les querelles politiciennes me font parfois penser au mot savoureux de Borges : deux chauves se bagarraient pour un peigne.

Boulanger, prince élu des nouvellistes
La disparition - physique - de Daniel Boulanger (Compiègne, 1922-Senlis, 2014) donne l’occasion de mesurer l’écart infini qui distingue les bons nouvellistes, les connus, les premiers de la classe, les médiatiques, les prisés, les excellents écrivains même, et les inventeurs, les incontournables, les aérolithes, les Grands en somme, ceux dont on ne se remet pas dès lors qu’on les a lus. Entre dialogues et scénarii, romans et poèmes qu’il nomme « retouches », il a écrit plus de trois cents nouvelles à la verve étincelante dont le recueil « Fouette cocher ! » (Gallimard) a été distingué du prix Goncourt de la nouvelle en 1974. Avec sa tête de Chéri-Bibi (Jean Gabin le surnomme « le Mongol »), la rondeur d’un moine ripailleur, l’œil bleu toujours à l’affût, il a siégé durant un quart de siècle (1983-2008) chez Drouant parmi les Dix académiciens. À l’exemple de Raymond Queneau, son modèle, qui garda son couvert au restaurant parisien de la place Gaillon vingt-cinq années (1951-1976).
(Mercredi 5 novembre 2014)

Billet d’humeur

Donnez-nous notre pain quotidien…

Aux étals de mon boulanger, je retrouve des pains composés de farines bises, moins riches en amidon et moins calorifiques que les farines blanches. Plus chargées en matériaux azotés, minéraux et diastasiques, elles sont plus énergétiques. Ce pain bis de campagne me ramène à la décennie 1970-1980 au village de Crevoux, dans les Hautes-Alpes, où le père Bernard traçait une croix sur l’épaisse croûte brune avant de l’entamer. « Le pain a toujours été vital et sacré chez nous, me disait mon hôte. Dans nos montagnes, on le faisait baiser aux enfants pour leur en inspirer le respect chaque fois qu’ils l’avaient jeté à terre. » Je revois encore le couple de mes amis tailler religieusement le pain à la miche puis le débiter en menus fragments qu’ils mâchaient lentement et gravement. Comme une prière.



Lecture critique

Le Grand Bond des Chinois dans l’espace

Tout ou presque se conjugue au superlatif chez les Chinois. Selon Isabelle Sourbès-Verger et Denis Borel, la nation chinoise peut considérer, à bon droit, qu’elle possède la compétence la plus ancienne au monde en matière de découverte des technologies spatiales. Respectivement chercheur au Centre national de la recherche scientifique, géographe et spécialiste des politiques spatiales pour la première, ingénieur consultant et ancien responsable du dossier Chine à la direction des relations internationales du Centre national d’études spatiales pour le second, les auteurs de l’ouvrage « Un empire très céleste » enseignent que « la fabrication de la poudre remonterait au VIIe siècle, alors que sa première apparition en Europe n’est attestée qu’au XIIIe siècle ». Ils enchérissent sur le sujet arguant que « l’utilisation de fusées chinoises date du Xe siècle et, au XVIIe siècle, au terme de lentes améliorations, il existerait même des modèles à deux étages atteignant une portée de trois kilomètres »…
En fait, l’aventure spatiale débute à Pékin en octobre 1956 lorsque, sous la présidence de Mao Zedong, le Comité central du Parti communiste chinois fonde la Cinquième Académie, institut établi en secret sous la responsabilité du ministère de la Défense dans un ancien sanatorium où les ingénieurs projettent de réaliser un missile et un lanceur. Quatre ans plus tard seulement, la première fusée-sonde chinoise est lancée avec succès par le SIMED (Institut de mécanique et d’électricité de Shanghai) sous l’égide de l’Académie des Sciences. La décennie 1960-1970 témoigne de l’opiniâtreté chinoise à rattraper le club des Grandes Puissances dans le domaine astronautique. Couronnés de succès en 1964, les tirs du missile Dong Feng-2 et de la première fusée-sonde utilisée pour des expérimentations biologiques précèdent la réussite tout aussi déterminante, en octobre 1966, du test d’un missile armé d’une tête nucléaire. Aussi lorsque le satellite Dong Fang Hong fait entendre au monde entier en 1970 la mélodie du chant révolutionnaire L’Orient est rouge dont il porte le nom, les concurrents de la spécialité, américains, russes, japonais et européens, savent-ils qu’il leur faut désormais compter avec les Chinois dans la conquête de l’espace. Dotée de trois bases de lancement, à Jiuquan, Xichang et Taiyuan (auxquelles s’ajoute aujourd’hui celle de Wenchang), et d’une gamme complète de lanceurs (de type Longue Marche) qu’elle s’emploie encore à perfectionner, la Chine intègre la Fédération astronautique internationale en 1980. Dès lors, elle multiplie les programmes de coopération, entre autres avec l’agence américaine, la NASA, et l’Agence spatiale européenne. Avant ou après la création en 1993 de sa propre agence spatiale, la CNSA (Administration spatiale nationale chinoise), elle envoie plus de cinquante satellites nationaux et commercialise la mise en orbite d’une trentaine de satellites pour le compte de pays tiers, témoignant de la maturité acquise en un délai extrêmement court dans le secteur spatial et dans celui des applications connexes (avionique, télécommunications, navigation, océanographie, météorologie, observation civile de la Terre, sciences physiques, étude de l’environnement et des catastrophes, télécommunications et opérations militaires).

Le 15 octobre 2003, la CNSA réalise le premier vol spatial habité : « les rondes du colonel Yang Liwei, le premier taïkonaute, à bord du vaisseau de transport Shenzhou-5 ont conféré un immense prestige à la Chine », soutient Philippe Coué, chargé de mission dans le secteur spatial chez Dassault Aviation.
« On sait déjà, observe l’ingénieur dans la revue "Planète chinois", que Vénus, Mars, Jupiter et ses lunes, ainsi que les astéroïdes, seront visés d’ici à 2030 par les sondes automatiques de Pékin. Bien sûr, l’exploration de la Lune devrait rester prioritaire. Le lanceur CZ-5 sera utilisé à partir de 2017 pour les retours d’échantillons de la Lune sur Terre (Chang’E-5 et 6) et il permettrait le survol habité de notre satellite naturel. Mais, dans ce domaine, le rôle du CZ-9 (lanceur super-lourd) sera capital comme le fut autrefois le lanceur Saturn-5 pour le programme lunaire américain Apollo. »
Engagée depuis à peine plus d’un demi-siècle, la conquête chinoise de l’espace se conjugue au futur immédiat. Et pourtant, les programmes d’exploration convoquent d’antiques personnages de légendes comme la sonde Chang’e, inspirée par l’héroïne éponyme condamnée à vivre sur la Lune pour avoir bu l’élixir d’éternité, ou comme le projet Kua Fu, ainsi nommé en l’honneur d’un géant de la mythologie chinoise mort lors de la course-poursuite qu’il avait entamée après le Soleil afin de le forcer à éclairer davantage la Terre…

  • Un empire très céleste - la Chine à la conquête de l’espace, par Isabelle Sourbès-Verger et Denis Borel, éditions Dunod, 276 pages, 2008
  • Planète chinois, revue trimestrielle n° 20, juillet 2014, Dossier « L’aventure spatiale chinoise » par Philippe Coué, éditions Canopé-Centre national de documentation pédagogique, 58 pages.

 

Portrait

L’étourneau, virtuose du chant et bigame !

« Notre planète Terre, prétend Julien Perrot, rédacteur en chef de la revue "Salamandre", porterait au printemps plus de 600 millions d’étourneaux, et ce chiffre impressionnant peut être aisément multiplié par deux en automne, quand l’effectif est grossi par les jeunes de l’année. La success-story de Sturnus vulgaris est d’abord européenne. Tout au long du XXe siècle, l’oiseau a étendu son aire de répartition sur le Vieux Continent, atteignant l’Islande en 1941, le Spitzberg en 1950, colonisant en même temps sur le front sud la Catalogne ou le nord de l’Italie. » Ses effectifs, qui couvrent presque toute l’Europe, se chiffrent en France à plusieurs dizaines de millions. Corps rondelet au plumage noir à taches blanches ou beiges avec des reflets verts et violets sur le cou, tête allongée et bec jaune, ailes triangulaires et pointues, queue courte et carrée, pattes roses, sa petite taille (22 à 42 cm pour un poids d’une centaine de grammes) le fait ressembler au merle noir. Mais si ce dernier sautille, le sansonnet marche d’une allure nerveuse. Étourneau des villes, des côtes ou des champs, il trouve sa nourriture - insectes, vers, gastéropodes, petits lézards, baies et graines - dans les pâturages, sur les grèves ou les pelouses des parcs. Il arrive qu’il détruise les semis de céréales, qu’il s’attaque aux fruits de toutes sortes avec une prédilection pour le raisin et la cerise et qu’il entreprenne précocement la récolte des olives dans le bassin méditerranéen… Il faut savoir qu’en raison de ses mœurs frugivores et de sa population encore nombreuse, il compte parmi les acteurs de premier ordre dans la propagation des végétaux baccifères (qui porte des baies).

Des vols sous haute surveillance
Depuis 1970, des études successives entreprises par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) ont montré que cette espèce grégaire (de l’ordre des passeriformes et de la famille des Sturnidae) qui dort, mange et niche en compagnie a des comportements sociaux relevant d’une véritable organisation. Le sansonnet se rassemble principalement pour dormir en grands dortoirs (roselières, taillis ou bouquets de grands arbres), se nourrir en bandes et se reproduire en troupe. Qui n’a jamais vu par une fin d’après-midi d’automne l’une de ses nuées denses et criardes, dans le bruissement des milliers d’ailes qui les constituent, envahir le ciel en quête d’un refuge nocturne, havre pouvant dépasser le million d’individus ? L’observateur reste interdit devant l’étonnante synchronisation de ces vols collectifs et rapides. Comment se fait-il que ces volatiles, distants de 20 centimètres à un mètre les uns des autres, soient si étroitement synchronisés dans leur vol effectué à plus de 70 km/heure et apparemment sans leader ? Depuis plusieurs années, des physiciens du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) expérimentent la mobilité particulière de l’étourneau. « Nous voulons comprendre l’incidence des déplacements individuels au niveau collectif, explique Hugues Chaté, du CEA-Iramis, Nous voyons ces groupes en mouvement comme un fluide "actif", mais a-t-il les mêmes propriétés qu’un fluide ordinaire ? Pour le savoir, nous étudions des populations d’animoïdes (terme générique désignant les individus indifférenciés d’ensemble d’animaux au sens large, sardines, termites, etc.) en mouvement comme n’importe quel système hors de l’équilibre thermo-dynamique en nous concentrant sur leurs propriétés émergentes. Le cas des étourneaux, dansant dans le ciel de Rome à la tombée de la nuit, est aussi intéressant : ils ne partent pas se ravitailler, ne préparent pas une migration ni ne suivent un chef, apparemment ; leur chorégraphie n’est soumise à aucun schéma directeur, de moins de l’avis des ornithologues qui ne savent expliquer ce comportement. »
« La "loi des étourneaux" découverte au terme de ces études devrait permettre, avance Julien Perrot, d’expliquer le comportement des bancs de sardines ou des troupeaux de moutons. À l’avenir, elle pourrait même servir à modéliser certains mouvements de foule humaine. »

Chanteur et bigame
Naturaliste et écrivain français, le comte de Buffon aimait à dire que le vocable sansonnet provenait d’une corruption de chansonnet, vu les émissions vocales exceptionnelles de l’oiseau. Les quelque 110 espèces d’étourneaux disposent en effet du don peu ordinaire de chanter et d’imiter. Si le mainate reproduit la voix humaine à la perfection, son proche cousin, le sansonnet, en fait tout autant, pourvu qu’il soit élevé en captivité. Les ornithologues ont déterminé que l’étourneau sansonnet était capable d’imiter parfaitement le chant ou le cri de plus de 70 espèces d’oiseaux, parmi lesquels le loriot, la buse, le moineau ou la poule domestique. Et il n’a pas son pareil pour reproduire à l’identique le bruit de la tondeuse, les sonneries de téléphone portable, le sifflement d’une locomotive ainsi que les sirènes de police ! Julien Perrot nous raconte qu’en Irlande, un match de football a dû être annulé à cause d’un étourneau qui imitait à la perfection le coup de sifflet de l’arbitre ! La musculature très puissante du syrinx de l’étourneau, le larynx inférieur de l’oiseau, permet, semble-t-il, la production de sons aussi variés. Chez lui, en outre, « certains neurones sont spécialisés dans le traitement de sons complexes correspondant à des éléments-clés du chant », selon Martine Hausberger, neuro-éthologiste au CNRS à l’université de Rennes-I. « Mais cette spécialisation ne peut se développer normalement, a-t-elle soin de préciser, que si l’oiseau est élevé dans des conditions sociales satisfaisantes ». Exubérant et chahuteur, l’individu se querelle facilement avec ses congénères, surtout quand il s’agit de trouver un nid pour abriter ses amours. Que voulez-vous, notre petit sturnidé est un indécrottable don juan qui aime s’attacher à deux étournelles à la fois, compagnes qu’il honore dans deux cavités distinctes - le plus souvent volées aux mésanges, sittelle ou autres moineaux !

  • Salamandre, la revue des curieux de nature, n° 205, août-septembre 2011, dossier « L’invincible étourneau », 52 pages, Neuchâtel
  • Les Défis du CEA, magazine du commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, n° 156, décembre 2010-janvier 2011.

Bibliographie complémentaire

  • À la découverte des oiseaux, par Frédéric Jiguet, collection « l’amateur de nature », éditions Dunod, 192 pages, 2012
  • L’Étymologie des noms d’oiseaux, par Pierre Cabard et Bernard Chauvet, coll. Éveil nature, éditions Belin, 592 pages, 2003
  • Les Oiseaux et les baies sauvages, par Claude Crocq, coll. Éveil nature, éditions Belin, 192 pages, 2007.

 

Varia : les sautes d’humour de Winston Churchill

« L’humour a toujours été une arme et un aiguillon pour Churchill, dans la vie publique comme dans la vie privée, dans ses discours au Parlement comme dans ses conversations intimes, dans la lutte contre des adversaires de toutes sortes, et aussi contre lui-même. Car on ignore généralement qu’il était sujet à des tendances dépressives, qu’il appelait le "chien noir". » […]
La politique, bien sûr
« Lorsque je suis à l’étranger, je m’impose de ne jamais critiquer ni attaquer le gouvernement de mon pays. Je me rattrape quand je rentre. »
L’amour des mots
Alors qu’on lui remet un énième doctorat honoris causa :
« Je crois que personne n’a jamais réussi peu d’examens et reçu autant de diplômes. »
L’arche de Noé
« Les chiens admirent les hommes et les chats les méprisent ; les cochons, eux, nous traitent simplement en égaux. »
Mésententes cordiales
Échange de télégrammes à propos d’une pièce de George Bernard Shaw :
« Shaw : Vous ai réservé deux places pour première "Pygmalion". Venez avec ami. Si en avez encore.
« Churchill : Première impossible pour moi. Viendrai lendemain. Si pièce se joue encore. »
Un sacré caractère
« Je me suis rarement vu accuser, même par mes amis, d’être modeste ou réservé. »
« Je n’ai pas toujours eu tort. L’histoire me donnera raison, d’autant que j’écrirai cette histoire moi-même. »
Les Nations
Quelques années avant la Première Guerre mondiale, lors d’une réception à laquelle assistait Churchill, un attaché militaire italien questionna un diplomate luxembourgeois sur une médaille qu’il arborait.
« Il s’agit d’une décoration ancienne nommée croix de l’Amirauté royale », répondit celui-ci avec raideur.
Lorsqu’il se fut éloigné, l’Italien se tourna vers Churchill, alors ministre de la Marine, et s’étonna que le Luxembourg eût une amirauté alors qu’il n’avait même pas de marine. À quoi Churchill répondit en riant :
« Pourquoi n’auraient-ils pas d’amirauté ? Vous, en Italie, vous avez bien un ministère des Finances alors que vous n’avez pas d’argent ! »
Les Femmes
Lors de la cérémonie d’inauguration d’une statue de Churchill à Richmond, en Virginie, une beauté à la Rubens s’approcha de lui en roucoulant :
« Mr Churchill, sachez que je me suis levée à l’aube et que j’ai fait cent cinquante kilomètres en voiture pour voir dévoiler votre buste. »
Contemplant son opulente poitrine, Churchill répondit :
« Madame, sachez que je serais heureux d’en faire autant pour le vôtre. »
Aphorismes
« Un nombre effroyable de mensonges circulent de par le monde, et le pire, c’est que la moitié sont vrais. »
« C’est fou ce que les gens gardent bien les secrets qu’on ne leur a pas confiés. »
Bouquet final
Dans une note au ministre des Travaux publics :
« Que vos projets pour un monde futur ne vous empêchent pas de préserver ce qui reste de l’ancien. »
Extraits de « Les Sautes d’humour de Winston Churchill », textes réunis par Dominique Enright et traduits de l’anglais par Hélène Hinfray, éditions Payot & Rivages, 160 pages, 2014.



Carnet : Frank Gehry, inconditionnel de Le Corbusier
Quatre heures durant, j’ai arpenté les espaces transparents et les terrasses aériennes de la fondation Louis Vuitton (nom du malletier et maroquinier du XIXe siècle) dans le bois de Boulogne à Paris (XVIe arrondissement). Arrimé au Jardin d’acclimatation, le vaisseau muséal de l’architecte Frank Gehry (né en 1929) est un merveilleux écrin pour les collections de l’homme d’affaires Bernard Arnault. « Iceberg » de 40 mètres de haut et d’une superficie de 11000 m2 posé sur l’eau et enveloppé de douze immenses voiles de verre, le monument bouleverse les principes mêmes de l’architecture ; une trentaine de brevets ont d’ailleurs été déposés et la conception effectuée par ordinateur. « Si Le Corbusier avait disposé du logiciel Catia, sourit l’architecte américano-canadien, il n’aurait pas mis sept ans pour réaliser la chapelle de Ronchamp. » Frank Gehry tient en effet la dernière création de Le Corbusier édifiée en Haute-Saône pour source de son œuvre tout en courbes. Il la visite souvent : « J’étais étudiant à Harvard lorsque la chapelle Notre-Dame-du-Haut était en construction, confie-t-il à Bertrand Gréco, du "Journal du Dimanche", et les tableaux de Le Corbusier étaient exposés à l’université. On pouvait y voir les esquisses initiales qu’il avait réalisées. Cette œuvre a une personnalité extraordinaire. C’est l’un des bâtiments les plus incroyables construits de notre vivant. » Avec le Musée Guggenheim à Bilbao (1997), le Fisher Center for the Performing Arts à Bard, dans l’État de New York (2003) et la fondation Louis Vuitton à Paris, l’homme s’est inscrit dans l’histoire de l’art, à un point de culminance : c’est désormais un maillon indispensable dans la chaîne des grands constructeurs.

La fondation Louis Vuitton à Paris © Daniel Cyr Lemaire


Liberté surveillée
« On m’a choisi parce que je suis un homme libre, indépendant d’esprit, me confie amer, ce haut fonctionnaire, camarade du lycée Mignet à Aix-en-Provence. On m’a chassé moins de deux années après, dès lors que j’ai exercé scrupuleusement cette liberté. Je ne m’attendais pas à devoir composer avec cette même liberté jusqu’au seuil qu’il convenait de ne pas dépasser. »
 
Au printemps de l’hiver
Je me désole de ne pouvoir reconnaître enfin l’automne dans les bosquets environnant le Gardon. Les cyprès, les pins et les cèdres qui ceinturent les vignes maquillent la saison de leurs frondaisons immortelles. Et je suis rasséréné lorsque bouleaux, érables et peupliers livrent des couleurs glorieuses, réchauffées par un soleil roux qui allume des feux à la fourche des branches aux feuillages dorés et pourpres.

Définition poétique
Définition du mauvais poème, selon Ludovic Massé : Paroles sans musique. 25 novembre 1936. (Escarbilles - Journal 1936-1941)

Enfant perdu
Un gamin perdu dans l’hypermarché, à Nîmes, s’adresse à l’hôtesse de l’accueil : « M’dame, vous auriez pas vu un homme et une femme sans un p’tit garçon comme moi ? ».
(Lundi 1er décembre 2014)

Musique de l’âme
L’âme des contrebasses est en épicéa. Aussi ne vous étonnez pas de la hargne des luthiers contre les fabricants de boîtes de camembert dont le bois est taillé dans la même essence. L’âme est la pièce de bois dur non collée, non fixée, qui oppose les deux faces de la contrebasse. Elle a une fonction mécanique, elle tient la table de l’instrument et elle détermine les qualités essentielles du son. « Trop courte, elle aboutit à un son cotonneux, trop longue, elle émet un son pincé, un peu vert », se plaisait à expliquer Étienne Vatelot (1925-2013), prince élu des luthiers qui passait pour le médecin des âmes.
(Mardi 9 décembre 2014)


Billet d’humeur

Les ailes de Cupidon

Au XVIIIe siècle, le personnage d’Amour, Éros ou Cupidon est l’objet d’une source d’inspiration féconde pour les artistes européens à l’exemple de leurs ascendants grecs, romains et étrusques. Un jour, au musée du Louvre, à Paris, Saul Steinberg (1914-1999) tombe en arrêt devant « L’Amour et Psyché » (huile sur toile, 233 x 291 cm, 1817), de François-Édouard Picot (1786-1868). Ex-officier des services de renseignement de la marine américaine, le dessinateur roumain (il ne travaille qu’à la plume sur papier et publie dans la prestigieuse revue The New Yorker) paraît interloqué devant l’anatomie de Cupidon qui sort toutes ailes déployées des draps de Psyché, la rivale de Vénus qu’il a vaincue. « C’est parce qu’ils ont été éduqués par des statues, commente-t-il, que les peintres classiques donnent des phallus trop petits à leurs personnages masculins. Résultat : quand dans la vie les jeunes filles se trouvent pour la première fois devant un homme, elles sont étonnées »…



Lecture critique

Les constructions de langage de Jacques Moulin

Quête spirituelle et attention au monde sensible, goût du visible et du réel, aspiration à l’épure sémantique et au métissage des conventions syntaxiques se conjoignent dans les fragiles et lumineuses « constructions de langage » du recueil « Entre les arbres ». L’art poétique de Jacques Moulin (né en 1949 à Saint-Jouin-Bruneval, en Seine-Maritime) est exigeant jusqu’à l’obsession. Souvent alliée aux études de plasticiens et de graveurs, la complexité transparente de ces poèmes-là engage plus profondément et plus directement le lecteur à l’exigence critique et à la compréhension intuitive. La nature et ses locataires y tiennent l’un des rôles. Le peuplier/fuse, confie le poète, redit l’espace/prend son temps : on dirait un pèlerin des bois égaré à la ville par la bourrasque des vies (dans Peupleraie). « Sept peupliers montent mon regard, narre-t-il dans "Cépée". J’épie la pie à la jumelle le nid aussi pris à la fourche du peuplier septième. Je lis dans le sens de la rangée. C’est le dernier à habiter. Pourquoi toujours aller au bout à s’exposer ? J’y passe du temps. La pie aussi. Faut bien se connaître pour habiter. Moins de rauqualises qu’en centre-ville sous les platanes. Plus de vergers pour bruit de pie. Du jacassement. Jacquerie des pies dans les jardins jusqu’au plonger. Ceux du quartier qui prennent encore le temps des terres entre les murs qui montent beaucoup. Moins que la pie en peuplier. Peupliers fins qui courent au ciel en naviguant dessous le vent. » Il convient, recommande-t-il, d’écouter chaque écorce battre à la porte des silices (dans Cépée), et d’affûter son regard pour s’ensauvager au plus près des grumes, se camoufler juste un voile entre nous : une jalousie forestière (dans Taillis). « Peut-être devrait-on mieux prêter l’oreille aux façades, suggère-t-il dans "Façades". On y verrait sourdre alors le bouillonnement de roches en fusion et la poussée tectonique des cluses. On parlerait de texture de tessiture et de strates étayées par les arbres ». Il s’agit pour lui de débarrasser l’art d’écrire de tout ce qu’il peut avoir d’éphémère, d’obscur ou de labile, pour ne laisser que l’essentiel, le mouvement de l’esprit, la perfection harmonique, l’abstraction grammaticale. Et puis, à la fin du recueil, clin d’œil à l’enfance, une image tendre de fête foraine fait remonter le passé à la lisière des bois de mélèzes et d’épicéas : Je me demande/si je savais attraper le pompon/caressant/des manèges d’autrefois quand/un vent de malice le poussait/jusqu’à moi/retirer la morve dessous le nez//Aujourd’hui encore je lève le bras/à ta recherche mélèze pomponné/et je tremble sous tes cônes prêts à/se ficher/dans la fontanelle de mes souvenirs. (dans Mélèzein). Lecture faite, on se prend à relire l’un ou l’autre des textes et à écouter encore la voix de l’auteur dont on se rapproche de plus en plus au gré d’une proximité affective.

  • Entre les arbres, de Jacques Moulin, avec estampe de couverture de François Ravanel, éditions Empreintes, 94 pages, 2012

 

Portrait

Étienne Dinet, l’orientaliste de Bou Saâda

Toute expérience visuelle associée à quelque analyse esthétique, pour être en mesure d’identifier au plus près une œuvre, de la voir, de la comprendre, de la commenter, a besoin de la complicité du temps et de l’érudition. Et cette évidence éclate aujourd’hui à propos d’Alphonse Étienne Dinet (Paris, 28 mars 1861 - 24 décembre 1929) qu’il est abusif de cantonner obstinément dans une fantasia de peintres en mal de turqueries. L’œuvre doit être vue à différents niveaux et, au-delà du niveau formel, de l’aspect iconographique, de l’intérêt ethnographique et du contexte historique, elle est en mesure de bouleverser et d’émouvoir l’amateur exigeant. Il est salutaire que Naïma Rachdi, universitaire marocaine, se soit rendue à pareille explicitation dans son essai « Étienne Dinet ou le regain de la peinture orientaliste ». L’ouvrage restitue sa vraie place à un peintre, français et musulman, que les beaux-arts algériens ont annexé au point de lui dédier un musée et dont les œuvres (gouaches, aquarelles, mines de plomb, peintures à l’huile et à l’œuf) sont conservées dans les meilleures collections, publiques et privées, d’Afrique du Nord, de France et du Moyen-Orient.
Trop conventionnels à son gré, ses maîtres parisiens – Pierre-Victor Galland, à l’École nationale des beaux-arts (1881), Tony Robert-Fleury et William Bouguereau, à l’académie Rodolphe-Julian (1882-1883) – ne parviennent pas à stimuler les facultés de l’étudiant sensible et indiscutablement doué dans l’art du dessin. S’il est invité à exposer des peintures, à connotation religieuse notamment, au Salon des artistes français de 1882, il pressent plus sûrement les voies futures de sa vocation en Algérie où il se rend en 1883 à l’incitation de son ami le peintre Lucien Simon (1861-1945). Dès lors, il partage son temps et sa création entre Paris et le Sud algérien auquel il s’attache de plus en plus jusqu’à y résider six mois de l’année à partir de son troisième séjour en 1887. Cette année-là apparaît la Société des peintres orientalistes à la fondation de laquelle il prend une large part. L’intérêt pour sa résidence secondaire est si prégnant qu’il apprend l’arabe et multiplie les occasions de mieux connaître les fondements culturels du pays grandement aidé dans sa quête par Sliman Ben Ibrahim, un jeune indigène rencontré en 1889 dont l’amitié lui sera indéfectible. S’il élit Biskra, une oasis du Sahara algérien, pour installer un premier atelier en 1900, c’est à Bou Saâda, au pied des monts des Ouled Naïls, dans l’Atlas saharien, qu’il choisit de vivre et de travailler en 1905. Les travaux d’atelier alternent avec la rédaction et la publication d’essais, de romans et de contes qu’il illustre parfois lui-même ou avec le concours du miniaturiste Mohammed Racin (1896-1975). En 1907, s’ouvre sur les hauteurs d’Alger la Villa Abd-el-Tif qui reçoit en pension jusqu’en 1962 des artistes boursiers sur le modèle de la Villa Médicis et de la Casa Vélasquez : il est un de ceux qui en ont encouragé la création et déterminé la « philosophie ». En 1913, il se convertit à la religion musulmane sous le patronyme de Nasreddine Dini sans pour autant renoncer à son art ni à son pays natal. Il est âgé de soixante-huit ans lorsqu’il accomplit le pèlerinage de La Mecque qui lui inspire les illustrations de son livre, Pèlerinage à la Maison sacrée d’Allah (1930). La veille de Noël, le 24 décembre 1929, il décède d’une crise cardiaque devant son domicile parisien. Georges Leygues, ancien président du Conseil, et Maurice Viollette, ancien gouverneur de l’Algérie, lui rendent hommage à la mosquée de Paris où sa dépouille est déposée avant d’être transportée à Bou Saâda où les funérailles officielles présidées par Pierre Bordes, gouverneur de l’Algérie, précèdent son inhumation dans la koubba mortuaire qu’il a lui-même fait ériger et auprès de laquelle s’élève depuis 1993 le musée Étienne Dinet.
Issu d’une famille de juristes et d’avoués du Loiret, le peintre n’a laissé que quelques œuvres de ses proches ou de sa vie en Île de France (nus, sites ruraux ou portraits). Les mœurs et la vie, le peuple et le passé algériens dominent une œuvre prolifique où il a su avec brio rendre l’esprit et traduire l’âme d’un Orient méconnu et parfois méprisé. Paysages et oasis sahariens, jeux des enfants, danses des femmes, rites cultuels, scènes de chasse, quotidien des Ouled Naïls dans les « cafés de la joie », figures et portraits d’indigènes nomades ou sédentaires invitent plus d’un historien à reconsidérer la place majeure d’Étienne Dinet au sein de la tradition orientaliste de la peinture française.

Étienne Dinet, Autoportrait, huile sur toile, 54 x 43,5 cm, 1900
© Photo X droits réservés

  • Étienne Dinet ou le regain de la peinture orientaliste, par Naïma Rachdi, éditions Chèvre-Feuille étoilée, 116 pages, 2011
  • Dictionnaire des Petits Maîtres de la peinture (1820-1920), par Pierre Cabanne et Gérald Schurr, Les éditions de l’Amateur, 1112 pages, 2003
  • Étienne Dinet, par Gabriel Audisio, dans le Larousse mensuel illustré, volume IX, 1933.

 

 

Varia : de la représentation de la Grande Guerre dans l’art commémoratif

Centenaire 14-18

« En définitive, comme ailleurs, les monuments de la province de Namur construisent une image stylisée de la guerre. On est loin de la vision apocalyptique, de la boue des tranchées, des poux du soldat, du sang des combats. Le patriotisme, la symbolique christique, les scènes épiques, l’héroïsation du martyr sont autant de distorsions entre la mémoire sculptée et la mémoire vive.
« Les différentes recherches menées sur le sujet, en France comme en Belgique, s’entendent pour qualifier d’"aseptisée" la représentation de la guerre dans l’art commémoratif. Partout on le remarque, c’est une génération en souffrances qui s’exprime, et, plus que l’horreur, bien plus que la victoire, c’est la douleur qu’elle imprime au souvenir des quatre grandes années. Bien sûr, et bien que monumentale, la commémoration n’est pas monolithique. Certaines études font coïncider ces variations de l’hommage à l’évolution des mentalités dans l’entre-deux-guerres. Mais à Namur, il s’avère impossible de compartimenter de la sorte les mémoriaux, tantôt dans une prolongation de la culture de guerre, tantôt dans une volonté pacifiste consécutive à Locarno (accords des 15 et 16 octobre 1925), tantôt dans une remobilisation des esprits face à la montée du nazisme. (…)
« La palme, la croix, résument bien souvent la parenthèse de la guerre là où on n’en a rien connu. Le soldat est stoïque, franc ou fier quand on en n’a vu que le départ. Mais dans les cités martyrs, ou les plus petits villages écrasés, les images mettent l’accent sur le côté sombre du conflit et osent la dichotomie entre l’innocence des civils et la barbarie de l’ennemi. On ne se contente plus d’y pleurer les morts, on y lance un assaut que légitime l’immortalisation des crimes allemands. L’hommage est tout simplement fonction de l’histoire et, si on le dit édulcoré, il rend malgré tout compte des particularités de la guerre dans la province. On peut y lire l’occupation, la déportation, la présence française. L’art commémoratif est bien pluriel et polysémique. »
Extrait de « Une icône… des propagandes, représentations de l’entre-deux-guerres », par Céline Rase (université de Namur, département d’histoire) dans l’ouvrage « La Petite Belgique dans la Grande Guerre - Une icône, des images », sous la direction de Bénédicte Rochet et Axel Tixhon (actes du colloque de Namur, novembre 2010, Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix), Presses universitaires de Namur, 464 pages, 2012.



Carnet : feuilletez l’almanach 2015… avec Pierre Bonte

Oserais-je l’écrire ? Il est gentil. Je sais que, en France, le mot rime avec niaiserie, mais je n’en vois point d’autre. Et qui dit gentil dit gentilhomme, ce qui n’est pas affaire de blason mais de cœur. Pierre Bonte (né à Pérenchies, Nord, en 1932) a de la gentilhommerie en lui. Et les émissions radiophoniques (Bonjour Monsieur le Maire à Europe 1) et télévisuelles (Le Petit Rapporteur sur TF1 avec Jacques Martin) n’ont pas corrompu la bienveillance native du journaliste. L’Almanach des Terres de France l’a investi rédacteur en chef de son édition 2015. La finalité de la collection lui est familière dans ce qu’elle prolonge les préoccupations de nos grands-parents, attentifs aux caprices du temps, au calendrier du jardinage et à l’arithmétique des marées et des lunaisons. Certes, d’un siècle à l’autre, l’encyclopédie pratique de l’almanach a subi quelques mutations mais ce sont toujours les bonnes vieilles recettes qui passionnent : la poésie de nos villages, les légendes racontées au coin du feu, les spécialités culinaires de nos régions, les astuces de bricolage, les devinettes et les questions pour les champions d’histoire et de géographie.

  • Almanach 2015 des Terres de France, Presses de la Cité, 320 pages, 2014.

 

France-Hollande : zéro partout
Samedi 22 novembre, à Paris, les rires qui éclatent au théâtre des Deux Ânes sont tirés de bons fûts, des rires qui ragaillardissent à toute saison dans ce temple de l’esprit et de la gaudriole. Il faut dire que les six compétiteurs de la rencontre « France-Hollande : zéro partout » comptent parmi les orfèvres de la spécialité chansonnière. Jacques Mailhot (le patron) et Florence Brunold, Jean Roucas et Jean-Pierre Marville, Émilie Annecharlotte et Michel Guidoni sont les héritiers légitimes d’Anne-Marie Carrière, Pierre Dac, Jacques Grello, Jean Poiret, Jean Rigaux, Robert Rocca, Saint-Granier et Pierre-Jean Vaillard. Réactionnaires ou libertaires, persifleurs et impertinents, politiquement incorrects en tout cas, ils s’offrent le luxe de critiquer le pouvoir en place, quel qu’il soit, tout en respectant jalousement la langue française, dans la fable, la chanson ou l’imitation. Au terme de la revue, Jean-Pierre Marville confie non sans tristesse que la tribu des amuseurs pourrait s’éteindre d’ici dix ans faute de relève. Raison de plus pour courir à Pigalle, boulevard de Clichy, pendant qu’il en est encore temps, en métro ou en chaise à porteur, en scooter ou en patins à glace.
(Lundi 15 décembre 2014)



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