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Jakuta ALIKAVAZOVIC


La blonde et le bunker




La Blonde et le Bunker s'ouvre sur la rencontre à Beaubourg d'Anna, photographe belle et fantasque, et de Gray, homme largué et amateur d'art. Il suffit d'un accouplement furtif et d'à peine quelques mots pour que la "blonde fatale" amène son nouvel amant chez elle. Gray, le narrateur, par désœuvrement autant que par fascination, la suit sans poser de question.

C'est une fois installé dans la chambre d'ami, qu'il découvre que le mari, John Volstead, célèbre auteur des Narcissiques anonymes, occupe le sous-sol du même "bunker" de la butte Montmartre. La situation vaudevillesque mais aussi l'étrangeté de cette photo de l'écrivain, signant à l'encre le front d'une blonde admiratrice, accrochée à la jonction de leurs résidences respectives, troublent l'intrus. Lorsqu'il dit à son amante qu'il la devine jeune fille sous les traits du modèle, elle nie avec agacement. Ce cliché à la mise en scène façon Sophie Calle qui a fait en son temps la couverture de Time magazine, ne la concerne en rien. Il est antérieur à sa rencontre avec son mari.

Dans l'attente des faveurs de la capricieuse artiste plus fascinée par les lumières artificielles que par les corps, quand le temps se fait long et que la solitude lui pèse, Gray sort de la chambre bleue où elle l'a cantonné pour explorer les autres pièces de la demeure. Lors d'une absence professionnelle prolongée de la photographe, il fait la connaissance du mari. L'auteur, en panne d'inspiration depuis la publication de cet unique roman qui lui a valu tant de succès, reste cloîtré chez lui et s'occupe en déplaçant inlassablement des piles de livres. Ravi, apparemment, de cette opportunité d'avoir un interlocuteur, il parle un peu de lui mais surtout beaucoup d'elle et de leur relation. De la série de photos faite pour le célèbre magazine aussi. Selon lui, Anna serait, de façon quasi obsessionnelle, à la recherche des négatifs qu'elle sait en sa possession. C'est donc pour entraver ses investigations qu'il modifie en permanence l'agencement des volumes de sa bibliothèque.
Les rencontres entre les deux hommes se multiplient. L'écrivain, qui s'est remis à écrire, profite même de ces moments privilégiés pour tester son manuscrit en cours d'élaboration.
Loin de prendre ombrage de ce rapprochement, la photographe qui, tout à l'exigence de son travail, semblait se désintéresser de ce modèle ou objet de plaisir à disposition, manifeste une forte curiosité pour ces conversations masculines qui se déroulent pendant son absence...
Gray, captif de son amour pour elle, de sa curiosité pour ce couple d'originaux, victime du pouvoir d'attraction de cette mystérieuse photo, accepte cette position de témoin et de rapporteur que mari et femme lui font prendre.

Changement de lieu et de temps pour la deuxième partie du roman : on retrouve notre narrateur à Venise un peu plus tard et de John et d'Anna, il ne sera plus vraiment question. Lui est mort et elle s'est envolée pour les États-Unis sans lui proposer de la suivre. Cela est bien car, de toute façon, Gray est occupé : le défunt lui a confié par testament la mission de pister la collection Castiglioni (appelée aussi collection Eurydice) qui rassemblerait des "œuvres qui ne sont pas faites pour être vues", dont les apparitions sporadiques ne laissent que des traces fugitives dans des revues spécialisées ou catalogues.

Commence alors un étrange voyage , d'un pays à l'autre, au cœur du monde de l'art et des livres, à la quête de cette collection qui aurait été aperçue à Londres, à Milan, à Paris, à Hong-Kong dans des lieux en marge du circuit habituel, comme des caves ou des entrepôts.
Une piste apparemment sérieuse, le mène dans la vieille cité des princes, dans un palais fort agréable à la rencontre d' un universitaire spécialisé dans l'histoire de l'art à la retraite, littéralement possédé par "La collezzion". De conversation avec le vieil homme en filature assidue de son assistante, Vivian, à travers la ville et ses faubourgs, c'est un dénouement inattendu qui s'imposera à lui...

Inclassable et déroutant, cet objet littéraire entrecroise une histoire d'amour fou, flirtant tantôt avec le surréalisme, tantôt avec le cinéma hollywoodien, un roman noir des année cinquante traversé par la figure d'Hemingway et une réflexion sur l'art et sa conservation, sur la thématique du classement et des doubles.

La blondeur d'Anna n'est pas lumineuse et torride mais froide et implacable comme une condamnation. Irréelle et énigmatique aussi, comme cette photo encadrée, incarnation de l'amour et de la jeunesse, que la femme détruit sans cesse et que John semble faire ressurgir éternellement du néant.
Ce livre est un vrai jeu de cache-cache, tout y est vu à l'aune obsessionnelle de l'effacement et de la disparition : la femme fatale aux fugaces apparitions, l'amour qui peine à être vraiment et s'absente, la pellicule qui brûle ou s'efface, l'œuvre d'art à la fois immortelle et impossible à posséder par le regard, cette collection qui rend fou mais s'éloigne dès qu'on tente de s'en approcher, le succès qui crée l'écrivain et l'expose à la lumière pour l'enfouir dans l'ombre peu après, la mort invisible qui rôde....
L'ombre tutélaire d'Orphée parvenu par amour jusqu'aux Enfers pour en ramener son Eurydice disparue trop vite, plane sur la collection. Le mythe de la passion éternelle, rêve fou de la suspension du temps au zénith de l'amour, celui de l'immortalité de l'image capturée et à jamais conservée, qui a de tout temps fasciné l'homme et l'artiste, sont ici autant de mystères insaisissables après lesquels tous s'essoufflent à courir.

Les personnages habitent cette histoire comme des silhouettes un tableau, imprécis et ambigus. Gray est-il vraiment dupe ? John est-il un amoureux détruit ou un égocentrique manipulateur ? Et Anna, mi-fatale mi-victime, est-elle un monstre d'insensibilité ou une écorchée déjantée ? De cela, nous ne saurons rien. L'auteur les a voulus intemporels et erratiques, dépouillés de toute épaisseur, pour les utiliser comme des reflets, des masques, des stéréotypes en situation et en action. Et leurs propos, les paradoxes et le mystère qui les habitent retiennent plus surement notre attention qu'une quelconque empathie dont Jakuta Alikavazovic semble n'avoir que faire.

Pas de narration classique ici mais des bribes décousues, des flashes, des fragments, des ellipses, que Jakuta Alikavazovic, comme les références cinématographiques, picturales ou littéraires qui émaillent son texte, accumule et enchaîne avec la précision et la passion d'un collectionneur. L'ensemble est soutenu par une construction en miroir et un style à la fois fluide et sophistiqué, notamment quand elle utilise le champ lexical de l'image et de la lumière. Il y de l'impressionnisme dans tout cela.

Avec un parti-pris affiché de déstabilisation du lecteur, la jeune femme facétieuse s'amuse à brouiller les pistes, dynamite avec virtuosité le moindre instant de répit qui pourrait s'installer. Et, au départ perplexe et dérouté, on se prend au jeu et se laisse gagner, au fil des pages, par la curiosité de savoir ce qui va advenir. On se laisse subjuguer par la richesse, l'inventivité et la liberté à l'œuvre dans cet étrange roman, hybride, érudit et ludique, qui joue si bien avec les nerfs.
A découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(05/12/12)    



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Editions de l'Olivier

(Août 2012)
204 pages - 16,50 €












Jakuta Alikavazovic,
née en 1979 à Paris,
a déjà publié plusieurs livres pour la jeunesse et pour les adultes dont Corps volatils (prix Goncourt du premier roman 2008).