Julien ALMENDROS


Vue sur la mère



Julien, le narrateur, est arrivé au monde étranglé par son cordon ombilical, un symbole lourd préfigurant une dépendance maternelle sans faille.
« Dès ma naissance donc, ma mère me coupa la parole et il y a fort à penser que lorsque le docteur Couetty me libéra de mes liens et que je poussai mon premier cri, ma mère en poussa un à son tour, pour avoir le dernier. »

C'est un garçon plutôt tranquille, né dans une famille traditionnelle entre le père, la mère, le petit frère et le chien de compagnie de la maison. La maman s'est arrêtée de travailler pour se consacrer tout entière à l'entretien du domicile familial et à l'éducation des enfants. Elle a pu ainsi successivement tenir les rôles de pédiatre – « J'avais mangé proprement très tôt, marché quelques jours avant mon cousin qui était né trois semaines avant moi et parlé très vite. A vingt-deux mois, (...) je savais déjà compter et détestais m'aider de mes doigts et les panneaux de circulation n'avaient plus de secrets pour moi. (...) J'étais un enfant d'un naturel curieux, ma mère de nature à l'anticiper. » –, d'institutrice ou accompagnatrice pour les sorties scolaires durant la période de l'école primaire puis de surveillante attentive à traquer les dérapages, sorties, cigarettes ou joints grillés en cachette, lors de l'adolescence. « Ma mère était en chemin pour étendre le linge et, en voyant mon frère avec une cigarette à la main, elle s'était jetée sur lui en la lui arrachant avec dextérité des mains comme s'il s'était agi d'un couteau que mon frère se serait apprêté à s'enfoncer dans le ventre et avait hurlé un – mais qu'est-ce qui t'arrive ? – bouleversant. »

Un ange gardien omniprésent physiquement et mentalement. Les mères juives, méditerranéennes, corses ou mammas italiennes peuvent être encombrantes mais celle-ci est pire que toutes : une ogresse possessive et hyper-protectrice, un caporal-chef qui régente tout son petit monde avec poigne et tient les cordons de la bourse au plus juste, «  Mon père ramenait l'argent à la maison, ma mère faisait en sorte qu'il n'en ressorte pas. », une calculatrice hors pair qui sait user des larmes ou de l'intimidation selon les circonstances. C'est elle qui juge, décide, organise, pour tous, partout, tout le temps. Par contre, pour les gestes affectueux, il vaut mieux aller voir ailleurs. Elle est de celles qui provoquent immanquablement les frustrations, les humiliations mais aussi l'envie de révolte.

Julien étouffe. Quand il est suffisamment grand pour mettre des kilomètres entre sa génitrice et lui, il fuit, part très vite, très loin, faire ses études. Ses retours périodiques sont explosifs et la gardienne du foyer redoutable avec les copines qui parfois l'accompagnent. Aucune n'est digne de lui voler son fils et ne serait capable de le rendre heureux. Son jugement est sans appel et elle s'y entend à merveille pour les harceler jusqu'à ce qu'elles décampent.

Quand, après de nombreux déboires amoureux, il prend conscience du côté répétitif et immuable du scénario de ses amours et de ses ruptures, il ne s'interroge pas trop longtemps avant d'en trouver la cause. Comprenant vite ce qui lui reste à faire : s'émanciper enfin de la domination maternelle et trancher la corde qui l'étrangle depuis la naissance, il lui faudra oser affronter la Gorgone quitte à provoquer la rupture sans retour possible. Il suffira d'un mot définitif, un « Connasse » spontané et brutal adressé à sa mère et d'une gifle reçue en échange pour briser le mythe et couper les ponts. Après cet acte d'affirmation libératoire, il pourra enfin se trouver et se construire.

La figure du père, pareillement dominé par son épouse, est effacée mais il se permet parfois un mot, un geste, pour manifester sa tendresse et sa solidarité avec ce fils enfermé dans la même geôle que lui. Le frère plus jeune, compagnon de jeu parfois, est embarqué dans le même bateau, courbe l'échine et tente de se faire oublier.

En littérature, le thème des relations mère-fils n'est pas nouveau et nombreux sont les romans et autofictions où règne, imposante, l’ombre d'une mère possessive, envahissante ou même folle et destructrice. Mais si Vue sur la mère s'apparente au règlement de comptes à la Vipère au poing par sa forme de réquisitoire violent, il n'en renouvelle pas moins le genre par son coté désinvolte, sain et jubilatoire. L'auteur évite adroitement les tendances analytiques, larmoyantes ou moralisatrices pour jouer la carte de l'humour, du recul.

Dans ce court roman sans aucun doute libératoire, la brutalité, le cynisme et la rage du narrateur, ses coups de canif pour rompre l'emprise castratrice ne parviennent jamais à gommer l'ambiguïté même de cette relation originelle et vitale. On guette le moment où un geste d'affection, un regret, une explication échappera à cette femme tyrannique, excessive jusqu'à la caricature car derrière le portrait au vitriol de Julien pointe, malgré tout, une attente de tendresse jamais abdiquée et peut-être, qui sait, un amour maternel qui ne saurait s'exprimer autrement.
L'habileté délicieusement perverse du récit lui confère une légèreté inattendue et salvatrice et les scènes qui auraient pu le faire basculer dans le drame se teintent très vite d'une causticité et d'une férocité réjouissantes.
Le plaisir aussi pour chacun de nous d'y retrouver fugacement les traces d'une situation vécue, l'écho d'un ressentiment, éléments ordinaires et inextricables des relations contradictoires et complexes entre parents et enfants, et de pouvoir s'en moquer.

L'auteur nous offre ici un roman dynamique à l’écriture fluide qui, pour plus de vivacité, fusionne les genres : monologues, anecdotes, théâtre, dialogues. Servie par un ton tranchant comme un couteau et soutenue par une construction en fragments et un rythme nerveux, cette histoire terrible et ordinaire à la fois est racontée de façon originale et drôle.
L'épilogue en forme de fausse lettre d'excuses adressée à la mère, où l'auteur énumère d'avance le chapelets de reproches et de griefs que l'héroïne fera à son rejeton à la découverte de ce récit, est une pirouette élégante entre amertume et légèreté, très à l'image du ton même de ce livre surprenant. Un premier roman plein de promesses.

Dominique Baillon-Lalande 
(09/09/08)    



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Editions Le Dilettante

128 pages - 14 €













Julien Almendros
, né en 1976 à Avignon, est parti faire ses études de lettres à Strasbourg. Il vit maintenant à Paris.
Vue sur la mère est son premier roman.




Voir un entretien avec l’auteur sur le site de l’éditeur.