Salim BACHI

Tuez-les tous



Salim Bachi – né en Algérie en 1971, déjà remarqué pour ses deux précédents romans Le chien d’Ulysse, bourse Goncourt du premier roman, et La Kahena, Prix Tropiques – nous livre ici un roman provocateur et courageux.

Le sujet en est grave et explosif puisque l’auteur y retrace les dernières heures de la vie d’un des pilotes kamikazes responsables des attentats terroristes du 11 septembre 2001 sur le World Trade Center.

Plongée dans un crâne, reconstitution, à l’état brut, des pensées, des sentiments d’un "soldat" que l’organisation a accueilli dans son sein, lui ordonnant de tout oublier, famille, origine, identité pour (re)naître neuf, rebaptisé d’un nom de guerre, éclairé par le coran, réchauffé par l’amitié virile unissant ces élus, si rigoureusement entraîné au cœur des terres enflammées du globe.

Lui, "Seyf el Islam", le héros de demain, choisi pour cette mission ultime et glorieuse pour laquelle il était (pré)destiné se retrouve à Portland, seul. Seul mais non abandonné. L’organisation s’occupe bien des siens. Hôtel de luxe, titres de transports, carte de crédit bien pourvue, pilules euphorisantes, rien n’est oublié pour le confort de ses derniers instants ou pour mieux brouiller les traces pour les pisteurs éventuels.

Le plan de l’offensive a été précisément élaboré, la machine est en marche mais il n’y a plus qu’un homme face à lui-même, pour cette toute dernière et brève nuit qui le sépare du terrible saut de l’ange.

Dès la première phrase du roman, le lecteur est affranchi. « S’il n’avait pas été aussi radical, l’Organisation ne l’aurait jamais compté parmi les siens, ils sentaient bien qu’il n’était pas un croyant orthodoxe. » Ce n’est pas un de ces fous de dieu, fanatique religieux aveugle et lobotomisé, qui sera mis à nu pour nous en ses derniers instants. Non, cet exilé volontaire sans caractères distinctifs, ni perdant ni gagnant, venu étudier à Paris la physique nucléaire a pour seule histoire sa confrontation au racisme ordinaire, des difficultés relationnelles banales avec son père, une histoire sentimentale peu satisfaisante, rien de plus qu’un millier d’autres hommes d’ici et d’ailleurs.

C’est cet homme-là qui, à bout d’espoir et de lassitude, échouera à la mosquée. « Ils l’accueillirent comme un de leurs membres, un fils ou un frère. Il n’était pas seul, non ; ils étaient même nombreux, sans terre et sans loi. C’étaient des hommes supérieurs puisqu’ils croyaient. Il devint ainsi l’un des leurs, un visage ricanant, un homme sans visage, personne. »

S’étant ainsi reconstruit, à l’abri de la vraie vie, ce sont ses frustrations, son sentiment d’échec et de trahison, sa haine habilement entretenue qui armeront son bras lors de ces entraînements à l’action violente qui savent si bien nourrir l’orgueil de l’homme déchu. « Ils étaient prêts. Ils avaient détruit l’état soviétique, l’état athée. Ils avaient creusé leur tombe en Afghanistan, ils creuseraient leur tombe ici ; et plus il y aurait de morts, mieux ils se porteraient : seul le sabre et le sang fondent les nations. […] Notre nation se disloque, entre en putréfaction, il faut la régénérer, avec l’aide de Dieu, et si Dieu ne nous aide pas, on l’aidera. » Aucun réel motif religieux dans tout cela mais du désespoir et beaucoup de haine, du monde et de soi. « Hiroshima mon amour, un sale titre de film vu dans une salle obscure à Paris quand il se civilisait et s’apprêtait à devenir l’un des leurs, un sale type sans histoires et sans Histoire, un intégré en voie de désintégration, mais il avait préféré l’intégrisme ; des deux mots, il avait choisi le pire. »

Voilà celui que le lecteur suivra dans une errance hallucinée à travers les rues de Portland. Sous l’emprise d’ecstasy, sa rage, son mépris de tous, y compris des islamistes qui le commandent avec leur islam obscurantiste éclatera alternativement en tentatives de débauche, en imprécations violentes tirées du coran, en exaltation de toute nature, en doute aussi, parfois.

Le lendemain, il sera présent au rendez-vous. La fin vous la connaissez : « et le dernier homme pénétra dans la salle du trône où il vit des milliers de miroirs qui l’entouraient et reflétaient à l’infini ses multiples et effrayants visages. Et l’Eternel dit : Contemple ma face ! Le cœur horrible, il précipita l’avion sur les miroirs et entra dans la nuit noire et aveugle. »

Un livre, sans tabous ni consensus, qui apporte un éclairage singulier sur ce qui peut faire basculer un être fragile dans le terrorisme. Troublant.

Dominique Baillon-Lalande 



Retour
Sommaire
Lectures






Editions Gallimard
132 pages
12,90 €