Jean-Christophe BAILLY

Le versant animal


A l’orée de ce très beau livre, une rencontre sur une route nocturne : celle d’un chevreuil jailli des fourrés, qui, pendant quelques instants, fuit devant la voiture de l’auteur. Jean-Christophe Bailly en retient les sentiment d’avoir approché « cet espace sans nom et sans projet dans lequel librement l’animal fraye. » C’est sur cet espace qu’il va s’interroger, s’inscrivant en faux contre Heidegger qui affirme que « l’animal est pauvre en monde », alors que chacun, au contraire, donne forme à son propre univers en fonction de ses perceptions, de ses instincts et du territoire dans lequel ils se déploient sans être jamais l’application mécanique d’un programme répétitif. Ainsi de la chauve-souris, pour qui l’espace nocturne se révèle d’une richesse et d’une complexité que nous imaginons mal, alors qu’il reste pour nous « à peu près homogène et vide. » Bref, l’animal, comme l’homme, donne sens à ce qui l’entoure : « il n’y a pas d’exclusivité humaine du sens. »

L’animal partage avec nous le privilège du regard : il voit et nous voit, contrairement aux autres formes que la nature recèle. Dans ce regard, l’auteur perçoit une pensivité proche de ce que nous ressentons quand nous disons ne penser « à rien ». Qu’on ne s’y trompe pas : ce livre est dégagé de tout anthropomorphisme, de toute empathie trop facilement sentimentale : il cherche à saisir, dans la mesure où le langage humain peut s’en approcher, l’altérité propre de la bête, qui a accès à « une sorte de nappe phréatique du sensible, une sorte de réserve lointaine et indivise, incertaine, où chacun puiserait mais dont la plupart des hommes ont appris à se couper totalement. »

Cette altérité se décline dans une variété presque infinie de formes, que Jean-Christophe Bailly énumère avec ferveur dans des pages qui se rapprochent du poème, comme il énumère les termes multiples dont l’homme les a patiemment nommées : « plongeon catmarin, plongeon arctique, grèbe castagneux, grèbe esclavon, aigrette garzette, bihoreau gris, spatule blanche (…) » De même énumère-t-il les verbes qui désignent leurs expressions vocales, et on lui sait gré de nous apprendre que l’aigle « glatit » que la caille « pituite, margotte et carcaille », ou de nous le rappeler.

On perçoit aussi, dans ce petit livre, une forme d’exaspération inspirée par l’outrecuidance de notre espèce : il faut, écrit l’auteur, « qu’on sorte de l’exclusivité humaine, qu’on en finisse avec ce credo sempiternellement recommencé de l’homme, sommet de la création et unique avenir de l’homme » Il distingue deux sortes d’écrivains, ceux qui tiennent l’animal à distance et ceux qui se laissent troubler par lui : « ce serait un peu comme une montagne avec deux versants, l’un sans animaux, l’autre où ils sont présents, le seul selon moi éclairé d’un soleil. »

Qui s’interroge aujourd’hui sur les animaux est nécessairement confronté à l’extinction probable d’un grand nombre d’entre eux. Après avoir déploré que les lieux où la vie sauvage peut se déployer librement se réduisent à des enclaves de plus en plus étroites, Jean-Christophe Bailly affirme que la disparition des espèces « se configure en deuil, en absolu du deuil. » « Que serait le monde sans eux ? Ciel sans oiseaux, mer et rivières sans poissons, terre sans tigres et sans loups, banquises fondues avec plus bas des hommes, rien que des hommes se battant autour des points d’eau. Est-ce qu’on peut vraiment vouloir cela ? » Et d’ajouter que toute politique qui ne tient pas compte de cette menace est « une politique criminelle. »

Ce livre très érudit dont la lecture n’est pas toujours aisée hantera longtemps le lecteur qui saura le découvrir. Il associe la rigueur de la réflexion philosophique au cours sinueux d’une méditation poétique et fascinée.

Sylvie Huguet 
(18/10/07)    



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Editions Bayard
150 pages, 17 €



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