Louis BAYARD

Un œil bleu pâle



Le premier livre de Louis Bayard à être traduit en français est un thriller historique dans la lignée de Caleb Carr. Il nous transporte aux Etats-Unis, en 1830, dans l’académie militaire de West Point, où vient d’être découvert le cadavre d’un élève, pendu et atrocement mutilé. Le directeur fait appel à un ancien policier retiré dans les environs, Gus Landor, homme désabusé et marqué par une tragédie familiale dont on ne sait au début que peu de choses. Celui-ci accepte l’affaire, et choisit pour assistant un autre élève, nommé Edgar Allan Poe.

Et c’est bien à l’œuvre de Poe que font songer les méandres d’un enquête ponctuée d’énigmes sanglantes, où le mystère s’épaissit progressivement. Landor soupçonne un culte satanique, dans l’enceinte même de West Point. Il s’intéresse à la famille du docteur Marquis, famille dont le comportement étrange, voire morbide, excite sa curiosité : la mère est imprévisible et toujours au bord de l’hystérie, la fille souffre d’attaques épileptiques et entretient avec son frère une relation passionnée à l’excès. Lorsque survient un nouveau meurtre, la tension est à son comble. Un suspense de plus en plus haletant nous conduit jusqu’à un finale apocalyptique, éclairé par le flamboiement des cierges et la pourpre du sang versé, qui n’est pas indigne du Masque de la Mort rouge. Mais, alors que tout semble résolu, une ultime surprise nous stupéfie et nous amène à relire ce qui précède sous un jour radicalement nouveau.

Outre ses qualités d’excellent thriller, le livre retient évidemment l’attention par la peinture très crédible qu’il donne du jeune Edgar Poe, éternel adolescent au romantisme byronien, théâtral, volontiers pédant, arrogant et affabulateur, mais aussi doué d’une sensibilité et d’une intelligence exceptionnelles. Dans sa conversation affleurent déjà les préoccupations qui hanteront son œuvre future, en particulier le thème de la femme morte, conçue comme une image de la beauté suprême. La relation qu’il noue bientôt avec Landor se transforme en une amitié aussi profonde qu’improbable, les deux hommes passant leurs nuits à boire et à discuter ensemble au mépris de la discipline imposée à West Point.

Enfin, on est ébloui par le brio de l’écriture qui épouse la personnalité des deux narrateurs : le récit est en effet constitué par les mémoires de Landor, mais ceux-ci sont entrecoupés par les rapports que Poe lui a fournis au fil de l’enquête, rédigés d’une plume radicalement différente. Le style de Landor, sobre et parfois elliptique, use de savoureux raccourcis et d’images surprenantes et volontiers sarcastiques : « Cet homme-là était à cheval sur ses principes, et ce cheval sentait le purin », dit-il ainsi d’Allan, le père adoptif de Poe, ajoutant peu après : « il me souriait, et c’était un sourire à ouvrir les furoncles. » Le style de Poe, au contraire, pastiche avec bonheur celui des Histoires extraordinaires : on y retrouve son emphase, son art de la dramatisation, son goût des hyperboles, des métaphores somptueuses et des allusions mythologiques ; il évoque ainsi « la frigide étreinte des bras sombres du fleuve », et raconte en ces termes sa quête d’une jeune femme dont il vient de perdre de vue « le doux visage séraphique » lors d’une rencontre dans un cimetière : « Je m’élançai d’arbre en arbre, de tombe en tombe ; courus le long de l’allée ombragée ; inspectai tous les troncs et toutes les souches ; fouillai le gazon et la mousse, les prés et les ruisseaux… Je criai son nom aux rainettes et aux merles gris ; je le confiai au vent d’ouest, au soleil déclinant et aux montagnes elles-mêmes. Aucun ne répondit. En proie à la plus vive angoisse, je me rendis – vous imaginez au prix de quels efforts – jusqu’à l’à-pic au bord du cimetière, d’où ma voix se perdit sur la pente escarpée en bas de laquelle je redoutais, chaque seconde, d’apercevoir un corps sans vie, brisé sur la rocaille. »

Voici donc un roman qui passionne par son intrigue, ses mystères et la maîtrise du suspense dont il témoigne, tout en offrant de succulents plaisirs à l’amateur de littérature, en particulier au lecteur d’Edgar Poe, dont il réutilise les thèmes privilégiés et dont il pastiche l’écriture avec talent.

Sylvie Huguet 
(26/02/08)    



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Noir & polar







Le Cherche Midi
540 pages
22 €


Traduit de l'anglais
(Etats-Unis)
par Jean-Luc Piningre



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