Au présent comme au passé, le point essentiel autour duquel tournent toutes ses pensées, c'est le choix de son mari. Parce quelle l'a vraiment choisi, elle l'a épié à une époque où les filles et les garçons ne se parlaient pas aussi librement qu'aujourd'hui. Elle l'a admiré, elle l'a aimé, elle l'a voulu. Et pourtant, elle en arrive à penser : "J'ai raté ma vie, j'ai raté ma vie, il me manquait un homme. […] André a toutes les qualités nécessaires au bonheur d'une institutrice, mais pas du mien."

C'est qu'elle ne se considère pas comme une femme ordinaire, Marie. Elle est la fille du commandant Cavignaux, officier colonial, ce qui faisait d'elle une jeune fille admirée, courtisée, reçue dans les salons. Après quelques semaines de flirt avec André, elle a quitté la petite ville du Doubs où se trouve la maison familiale pour suivre ses parents qui, à peine revenus du Liban, doivent partir en Indochine. Le voyage sur un paquebot dure un mois et elle y rencontre Hervé Perrot, le fils d'un colonel, tout juste sorti de l'école navale et promis à un brillant avenir. Il est vite séduit par la jeune fille et l'attirance est réciproque. La vie des familles d'officiers dans les colonies a un goût de luxe, avec de belles maisons, des serviteurs, des réceptions, le club de tennis… Marie et Hervé se voient souvent, se plaisent beaucoup. Mais elle est fiancée au bel André, on est dans les années trente, et le futur officier respecte le choix de Marie. Il part pour la Chine et elle rentre en France pour se marier avec son instituteur.

Et voilà, toute leur vie ensuite sera construite sur ce choix. Hervé et la vie brillante de femme d'officier ou André et l'existence discrète d'une épouse d'instituteur. Elle est prête à assumer son amour pour André mais elle perçoit rapidement en lui un manque de caractère et d'ambition. Le grand drame de la vie de Marie, c'est de n'avoir jamais eu le sentiment de comprendre cet homme. Toujours, elle a eu cette impression qu'il était une matière molle qu'on peut enfoncer sans jamais rien trouver de dur.
La vie dans la petite ville du Doubs, la naissance de leurs deux fils, le rapport à l'argent, la relation avec les parents d'André et avec ses parents à elle, tout défile de chapitre en chapitre et le roman se révèle passionnant jusqu'à la dernière page. Attentif aux détails, l'auteur dresse un portrait émouvant et effrayant de cette femme au caractère trempé, attachée à une image paternelle idéalisée, perpétuellement insatisfaite, oscillant sans cesse entre amour et déception pour son mari comme pour ses enfants. Rien n'est jamais à la hauteur de ses espérances, de ce qui lui est dû, de ce qu'elle aurait pu avoir…

Et aujourd'hui, au soir de sa vie, Marie est encore partagée sur ce qu'elle pense d'André qui est toujours là, vieux et malade, ne bougeant presque plus. Doit-elle le plaindre ou s'en exaspérer ? A-t-elle vraiment eu la vie qu'elle méritait ?

Serge Cabrol 
(27/08/12)    

Hervé Bel,
né en 1961, a fait des études de droit et d'économie et travaille dans une grande entreprise. La Nuit du Vojd, son premier roman (Lattès, 2010), a obtenu le prix Edmée de la Rochefoucauld et a été sélectionné par le Festival du premier roman de Chambéry.