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Gaetaño BOLÁN

Treize alligators


Manuel, un garçon de milieu modeste, attachant, un peu paumé, vit à Arica, au Chili, avec sa mère, veuve d'un homme violent « mort d'avoir trop bu », son petit frère Pombino et Lucia, sa compagne, la pin-up nymphomane et quelquefois hystérique qui défile sur le ring « comme un mannequin en remuant le popotin » pour gagner sa vie. « On peut dire que le destin n'avait pas épargné ma mère. Longtemps elle a été tout juste bonne à écarter les cuisses et à faire le ménage. Son lot quotidien, c'était vaisselle et ecchymoses. » Très vite, Manuel, fâché avec l'école, prend son sort en main en s'adonnant de façon intensive à l'entraînement de la boxe. Doué et acharné, il remporte quelques combats et l'avenir semble lui sourire lui laissant espérer suffisamment de succès et d'argent pour pourvoir dorénavant à ses besoins et à ceux de sa famille. « J'avais compris que dans ce monde pourri il ne fallait compter que sur moi-même. Que c'était en frappant encore et encore que j'arriverais un jour à quelque chose. » Mais sur le ring, un soir, "le croco", d'une raclée mémorable, en décidera autrement. « Lorsque je suis revenu à moi, deux jours s'étaient écoulés. Mes lèvres ressemblaient à un cul de babouin. […] Il avait signé la fin de ma vie de boxeur. »

Pour se payer de nouvelles dents et faire vivre tout son petit monde, il se livre alors à toutes sortes de petits trafics douteux. Haschich, coke, armes, vêtements de contrefaçon, son business est rythmé par le remplacement de ses dents. Mais ce roi de l'embrouille a l'art de se retrouver dans des situations compliquées. « Soit mes débiteurs me devaient de l'argent et je ne les revoyais jamais, soit je restais planté des heures entières au milieu de la nuit, dans les ruelles sordides de Maipu ou Chacabuco, à attendre d'hypothétiques clients. Je tombais régulièrement sur des psychopathes avec lesquels il fallait ruser ou des flics qui tentaient d'infiltrer le réseau. » Quand par malchance il pigeonne un flic local en manque avec une boulette largement coupée aux herbes aromatiques de sa mère, il se trouve obligé de fuir la police locale.

La proposition par une tante d'un job d'assistant-dentiste dans un autre quartier tombe à point pour se faire oublier tout en achevant sa rénovation dentaire. De quoi aussi aider sa mère à survivre et éveiller le sourire du petit dernier avec un alligator en peluche acheté au zoo. Mais, le dentiste s'avère incompétent et aigri : « Savez-vous jeune homme, à quoi me font penser tous ces patients avec leur bouche grande ouverte et leurs molaires pourries ? [...] A des alligators sous anesthésie, auxquels on arrache les chicots. Je ne suis pas dentiste, je suis vétérinaire. » Après une engueulade plus violente qu’à l'ordinaire, quelques mois à peine après sa prise de fonction, Manuel claque la porte, furieux. La belle Lucia, qui n'a pas froid aux yeux et ne manque pas d'imagination, propose pour le calmer une vengeance de type sale môme pour punir l'arracheur de dents. Ils passent aux actes mais la comédie par maladresse tourne au drame et le garçon doit, en catastrophe, fuir loin entraînant compagne, mère et frangin.

La grande ville de Valparaiso et ses mirages de petits boulots faciles et bien payés leur tend les bras. «  La ville était moderne, vibrait au rythme des dernières technologies. [...] Mais alors qu'on quittait les grandes avenues pour prendre de plus petites rues, la ville a montré son autre visage : celui d'un Chili de misère. Des sans-abri dormaient à même le bitume, sous d'informes cartons. Des femmes en haillons, indiennes pour la plupart, faisaient la manche. Des enfants crottés de la tête aux pieds, proposaient leurs services pour une piécette ou deux. [...] On est passé devant l'agence pour l'emploi : une file d'attente paraissait ne jamais s'arrêter, figurant un long serpent d'âmes abandonnées. » Arrivé là, Manuel s'emploie méthodiquement à ratisser les bars enfumés pour y trouver les truands locaux aptes à le rancarder sur les magouilles lucratives locales. Mais très vite c'est la vraie mafia – des gros bonnets qui sous couvert de l'habituel commerce de drogue prospèrent avec un trafic d'animaux protégés et pire d'organes humains – qui le prendra dans ses filets. Il suffira dès lors d'un alligator, l'un des treize survivants de son espèce, pour l'entraîner dans une terrible descente aux enfers où il perdra tout, sauf sa fierté et l'amour des siens.

Gaetaño Bolán nous offre ici un récit hybride qui oscille entre le conte cruel avec pour prince un enfant des quartiers pauvres combatif et ni plus ni moins malin qu'un autre, dans le rôle de la sorcière l'alligator carnassier qui tel la vie détruit tout sur son passage, dans celui du poison la misère et la mafia qui s'enrichit à ses dépends, et le thriller sombre, angoissant, qui dresse un tableau sans concessions d'une société en perdition dominée par le profit et l'égoïsme.

Ce roman étrange, féroce, grinçant, dérape avec virtuosité de la vivacité drolatique au tragique le plus absolu en tenant le lecteur en haleine jusqu'à la dernière page. On y côtoie l'amour, la mort, la rédemption racontés avec beaucoup d'humanité et d’intensité mais aussi avec une langue truculente qui n'exclut pas la fantaisie et établit une distance avec la sombre réalité.

L'éditeur a, pour notre plus grand plaisir, soigné la présentation pour en faire un bel objet dont la couverture est bien évidemment envahie par trois alligators inquiétants...

Cet auteur chilien qui vit à Valparaiso nous avait déjà convaincus à la parution de La boucherie des amants, par son originalité, l'acuité de son regard et sa capacité d'évocation. Il confirme, avec ce deuxième court roman écrit directement en français, toutes ses qualités en y ajoutant un peu plus de noir, de décalage et d'humour.
A lire et à faire découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(03/06/09)    



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Editions La Dragonne

116 pages - 16 €






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