Jean-Pierre CANNET

La Petite Danube


« Par un temps de rouille, on entend passer les trains, un violon quelquefois.
ANNA.– C'est ici, dans la maison de garde-barrière de mon père que je suis née, dans cette campagne malingre et vaguement industrieuse, avec des pièges à renard et des bouts de rouille pour empaler le ciel. Je me souviens que la maison de brique rouge, au carrefour du fleuve et de la voie ferrée, se reflétait dans l'eau et que les murs frémissaient comme une peau. Les temps étaient durs et ma mère ne cachait pas son inquiétude. 
»

La vieille Anna revient sur son enfance, dans la maison isolée du garde-barrière quelque part au pied des Carpates, durant la Seconde Guerre mondiale. Elle était petite alors mais pressentait déjà qu'il se passait des choses graves. Elle voyait circuler les patrouilles, savait l’arrestation des musiciens tsiganes et ses parents lui avaient raconté la construction de baraquements par les Allemands avant sa naissance, au-delà de la forêt de bouleaux.

« D'abord, ils ont construit les baraquements et les miradors, puis les cheminées hautes comme celles des paquebots. Ce n'était pas pour partir en mer. »

Depuis, les trains circulaient, de plus en plus nombreux. D'étranges wagons de marchandises, sombres fantômes qui filaient vers le camp barbelé caché des regards.

« Ne va pas abîmer ton enfance à regarder passer tous les gens de tous les trains de tous ces convois » lui dit la mère.

« Tu ferais mieux de ranger tes yeux au fond de ton tablier » ajoute le père.

« Je le sais, aujourd'hui, que ce n'est pas l'homme qui décide mais le train qu'on lui a fait prendre » dira Anna.

Dehors, en permanence, une odeur acre de fumée, à lever le cœur. Les vivres manquaient un peu mais pas trop. Le potager permettait de survivre et le père savait profiter de la situation pour compléter l'ordinaire avec quelques obscures combines. Un homme « pas plus rustre qu'un autre, à peine plus lâche ». La petite fille, elle, ouvrait grand ses yeux et ses oreilles pour tenter de comprendre ce monde noyé dans le brouillard, verrouillé par le silence des adultes. Elle avait dix ans à peine, fragile, solitaire et à l'affût du monde.

Un jour, en jouant au fond du jardin, elle avait découvert, jeté là, le vêtement d'un homme, une veste de pyjama, rayée. Troublée par cet objet improbable, elle l'avait aussitôt baptisé du nom d’Arthur et adopté comme compagnon imaginaire. Quand la patrouille à la cherche d'un fugitif frappa à la porte de sa maison, Anna, instinctivement, pressentit le danger. Le père, bien sûr, serait de la battue. « Brûlant d'impatience mon père attendait son heure, celle qui démangeait son fusil. Qu'il serait bon ce goût de carne et de sang qui le ferait enfin exister. » Alors Anna, silhouette de femme enceinte du malheur, son ami au chaud sous son chandail, s'est enfuie dans la forêt, l'y cacher, pour le sauver. Elle y retrouvera, torse nu, bas de pyjama du même tissu rayé, un homme qui « avait cette incroyable pâleur de quelqu'un qui sort d'une cave, d'un long séjour sans visage ». La scène qui suivra marquera à jamais la fin de son enfance.

Plus tard, à la libération du camp par les Russes, le père, indifférent, récupérera chaussures et lunettes pour les revendre, « quand le petit commerce va... » Mais quand, lors du retour du marché, après une journée fructueuse, il entr'aperçut sous les eaux gelées du Danube, en une lente procession, « Arthur et beaucoup d'autres à la chemise rayée […] multitude de corps fluides qui ne semblaient n'en faire plus qu'un », d'épouvante, il se mit à trembler.

« On a beau chercher l'étoile quand il n'y a plus d'étoile. Un peu de pardon alors que c'est trop tard. »

Dans cette pièce en cinq tableaux, les souvenirs d’Anna, au passé, s’intercalent avec, au présent, les dialogues édifiants des parents et les échanges intérieurs de la fillette avec son "copain" Arthur. Mélange des temps et des voix pour entrer de plain-pied, simultanément, dans le ressenti personnel de la fillette, les souvenirs de la vieille femme et le contexte historique qu'elles restituent. Ce théâtre / récit, chargé de sens et d'émotion, nous confronte par le personnage central d'Anna à l'enfance et à sa perte mais aussi à la responsabilité des adultes quand, par lâcheté ou intérêt, ils se défaussent face aux horreurs de la guerre. Innocent témoin des délires tragiques de l'histoire, avec son intégrité et son intransigeance d'enfant, par sa clairvoyance et son désir d'humanité, la fragile Anna parviendra à fissurer la surface lisse et propre de la banalisation quotidienne de l'inacceptable. Face au silence complaisant des siens, elle cherche à comprendre la réalité de ces ombres terribles parquées dans le camp de concentration, et par l'intermédiaire d'Arthur, pactise symboliquement avec eux. Aux pyjamas rayés, Arthur et tous les autres, prisonniers depuis lors de sa mémoire comme les corps dans les eaux glacées du Danube, elle redonnera quelques instants vie et justice en racontant leur histoire si inextricablement liée à la sienne.

Jean-pierre Cannet poursuit ainsi son patient travail de mémoire amorcé dans Des manteaux avec personne dedans (Théâtrales, 1999) et Little Boy, La passion (Théâtrales, 2005), creusant le sillon de l'Histoire à sa façon sensible et originale, entre fraternité et violence intérieure. Son écriture imagée, poétique, exigeante, foisonnante, sert à merveille la démesure enfantine de son héroïne et celle, terrible, de l'Histoire. Le jeu permanent entre rêve et réalité confère au récit son étrangeté, sa force d'évocation dramatique et universelle.

Les illustrations en noir et blanc d’Edmond Baudouin, (Prix du meilleur scénario d'album BD en 95 au festival d'Angoulême), imprimées en pleines pages, dialoguent avec le texte de façon intelligente et efficace et sont, avec une pudeur et un respect comparables à ceux de Jean-pierre Cannet, symétriquement porteuses de souffrance et d'émotion.

L'éditeur a choisi de faire paraître cette pièce dans sa collection pour ados (Théâtrales/jeunesse) et il convient effectivement parfaitement aux plus de 13 ans. Il y a là matière pour les jeunes à se questionner, pour les enseignants à évoquer les camps de concentration et les notions de responsabilité collective. Mais il serait dommage que cela cantonne La Petite Danube, qui n'aurait pas dépareillé dans la collection "tout public" de Théâtrales, à ce seul lectorat car c'est un livre fort, superbe et sans concession, dont la violence reste toujours symbolique mais qui émeut au plus profond.

Dominique Baillon-Lalande 
(09/02/08)    



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Jeunesse






Jean-Pierre Cannet
La petite Danube

Editions Théâtrales
Coll. Jeunesse
60 pages - 7 €

A partir de 13 ans








Jean-Pierre Cannet,
né en 1955 à Quimper,
partage son existence entre Clamart et Vézelay en se consacrant exclusivement à l’écriture (romans, nouvelles,
poésie et théâtre).









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