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Jacques CHESSEX

Un Juif pour l'exemple


Nous sommes en 1942 à Payerne, village de 8 500 habitants situé à une soixantaine de kilomètres de Lausanne dans le canton de Vaud. La Suisse bien pensante, protégée par sa neutralité et le pouvoir attractif de ses banques, n’a rien à craindre. Mais ce pays aux paysages paisibles de verts pâturages, de lacs magnifiques, de montagnes à la neige immaculée, qui cache et protège derrière ses frontières un certain nombre de Juifs étrangers en fuite devant la fureur nazie, compte aussi parmi ses citoyens des sympathisants nazis.

Le narrateur, fils de l'instituteur, se souvient : Je raconte une histoire immonde et j’ai honte d’en écrire le moindre mot. J’ai honte de rapporter un discours, des mots, un ton, des ordres qui ne sont pas les miens mais qui le deviennent sans que je le veuille par l’écriture. Face à l'Europe à feu et à sang, l'Allemagne nazie est à son apogée et les relents nauséabonds de la peste brune n’épargnent pas la campagne vaudoise et son village tranquille d'éleveurs et de bouchers. Ici comme ailleurs, l’économie est touchée par le conflit mondial, le chômage gagne du terrain et aiguise les rancœurs et la haine ancestrale du juif. La crise des années trente dure et tue. Ils sont cinq cents à être sans emploi, et deux cents, non mobilisables, à traîner leur misère dans les cafés, survivant de combines et de coups de main. Pour certains, le coupable, celui qui a volé leur travail, profite et s’enrichit sur leur dos, est rapidement trouvé. La faute ? Les gros. Les nantis. Les Juifs et les francs-maçons. Ils savent assez se sucrer, surtout les Juifs, quand on ferme les usines. Il n’y a qu’à les voir prospérer, les Juifs, avec leurs bagnoles, leurs fourrures, leurs commerces à tentacules, et nous les Suisses, on crève de faim. Et le comble c’est qu’on est chez nous. Les Juifs et les francs-maçons. Pieuvres et suceurs du vrai sang. Ceux-là, amalgame de chômeurs, d’aigris, de paysans déçus, d’appauvris, de gueulards impuissants et convulsifs, adhèrent au Mouvement National Suisse et espèrent l’invasion par les troupes du IIIe Reich qui viendrait leur rendre honneur et travail. Philippe Lugrin, pasteur fanatique proche de la Légation nazie de Berne, galvanise les chemises brunes locales et fait de Fernand Ischi son bras droit. Ce jeune garagiste médiocre, frustré, revanchard et fier d'avoir exactement la taille d’Adolf Hitler se voit déjà gauleiter d’une province romande annexée. A l'écoute des discours du pasteur et des chroniques ouvertement antisémites du journaliste Georges Oltramare (dit Dieudonné) diffusées sur Radio Paris, les esprits s'échauffent. Les apprentis fascistes s'exercent alors à tirer à balles réelles sur les façades des maisons des Juifs du coin, s'amusant, pour tromper leur ennui, à terroriser les familles qui s'y terrent frileusement.
Mais ces jeux d'enfants les lassent vite et ils aspirent à se distinguer par un acte retentissant à la mesure de leurs qualités. Il leur faut du sang. La décision est donc prise d’assassiner pour l'exemple sans tarder, un Juif bien représentatif, bien coupable de crasseuse juiverie, et le liquider avec éclat pour glorifier l'idéologie et la puissance nazie et lui témoigner ouvertement leur adhésion. L'occasion aussi de faire ce cadeau à Hitler pour son cinquante-troisième anniversaire célébré quelques jours plus tard, il se souviendra du cadeau à l’avènement maintenant proche de l’Ordre nouveau. Le sort désignera comme bouc émissaire idéal Arthur Bloch, marchand de bétail sexagénaire apprécié par la communauté pour sa bonhomie, respecté pour son sérieux et son honnêteté. Un Juif parmi d'autres choisi presque par hasard. Lors de la traditionnelle foire locale, la bande de sinistres guignols manipulée par le pasteur sera chargée, sous le commandement du jeune garagiste, d'attirer la victime dans un endroit isolé pour l'assommer, la torturer, l'achever d'une balle dans la tête. Mais la haine incommensurable qui les habite les mènera plus loin encore dans la barbarie. Un semi-débile, boucher pour l'occasion, découpe le corps à ses jointures comme les habitants le font communément avec les cochons qui ont fait leur gloire locale. Les morceaux seront dispersés dans des seaux à lait jetés ensuite dans le lac de Neuchâtel.
Dans le village, des interprétations plus fantaisistes les unes que les autres circulent quant à la disparition du marchand. Les ragots cesseront brutalement quelques jours plus tard, quand les restes du corps seront repêchés. Les vêtements et effets personnels de la victime dissimulés à la hâte dans une grotte, sous le regard de mômes trop curieux, seront vite retrouvés et les cinq auteurs de ce crime atroce identifiés et arrêtés.
Jugés et condamnés à de lourdes peines de prison, ils assumeront leur acte sans vergogne. Confrontés aux instruments de la boucherie et aux photographies des morceaux de la victime ils ne bronchent pas, ne s’émeuvent pas, parlent avec une précision lente, stupide, égarée, de leurs motifs et de leurs actes. Haine épaisse des Juifs. Intelligence platement hallucinée. Confiance absolue dans l’Allemagne, bientôt victorieuse de la Suisse, le canton de Vaud devient province du Nord et Fernand Ischi son préfet. Gauleiter! Corrige Ischi en se cambrant. Il ressort de toutes les audiences que l’exemple est voulu, prémédité, revendiqué. Fernand Ischi, à plusieurs reprises : l’Allemagne nous tirera de ce mauvais pas. A vous tous, sous peu, de payer. Les habitants de la petite ville paysanne enrichie par l’industrie charcutière, confite dans la vanité et le saindoux, à la bourgeoisie calviniste et conformiste, resteront, eux, dorénavant muets sur cette affaire. Parce que toute compréhension humaine devant de tels faits est à jamais impossible, les siens feront graver sur la tombe du Juif assassiné : Dieu sait pourquoi.
Le nom de l'instituteur se trouvait également sur la liste des victimes à venir de la bande du garagiste.

C'est sans aucune honte et aucune compassion pour la victime et son épouse que la vie dans Payerne a repris son cours.
La veuve elle, sombrera dans le désespoir et la folie.
Vingt-deux ans plus tard, dans un café, Chessex retrouvera par hasard le pasteur Lugrin. De quoi réveiller sa mémoire, attiser sa curiosité et provoquer son dégoût et sa colère devant l'attitude provocante de l'individu.

L'auteur avait huit ans au moment de ce drame dont il avait côtoyé dans son quotidien tous les protagonistes. Il a vécu ce "fait divers" et la chape de plomb silencieuse qui l'avait aussitôt englouti dans l'oubli, de l’intérieur avec une honte et une incompréhension qui ne l'ont jamais quitté.
Si au village tout le monde s'est tu, se tait encore, le romancier lui, par devoir de mémoire et pour exorciser les fantômes qui le hantent, dénonce l'indicible, décrit avec minutie, froidement, à la façon d'une reconstitution judiciaire, le déroulement du crime mais aussi ce qui l'annonce et l'entoure : récession économique, antisémitisme, montée du nazisme. La haine imbécile des nazillons locaux, savamment alimentée par le pasteur et la propagande, submerge tout, et cette violence met les témoins et le lecteur en position de pressentir l'inévitable dérapage.

Chessex, qui a déjà évoqué cette histoire dans son recueil Reste avec nous, a choisi ici de voir les choses du côté de la victime plutôt que du bourreau avec une narration presque clinique qui expose le drame dans toute sa brutalité. Mais derrière les faits, il pointe aussi du doigt les manifestations de la terrible faiblesse humaine : veulerie et bêtise des assassins qui veulent éliminer un Juif "pour l’exemple" mais font disparaître le corps au risque qu’il ne soit jamais retrouvé et que leur meurtre passe ainsi inaperçu, assurance aveugle du notable qui suit ces voyous notoires sans le moindre doute quant aux risques éventuels pour sa bourse et sa vie, lâcheté ou indifférence complice des habitants.

Dans ce récit fortement ancré dans le réel, la charge de l’auteur vis-à-vis de sa commune d’origine est féroce, à la hauteur du malaise ressenti durant toute une vie. Cependant, paradoxe entre la haine et l'amour que l'on peut porter à sa terre natale, il prend plaisir à décrire en contre-point à la barbarie, le paysage d'une beauté et d'une intensité presque surnaturelle qui sert d'écrin à son histoire. Superbe indifférence de la nature pour ce qui se déroule en son sein.

Au-delà de la colère, l'auteur ressent également une profonde affliction devant la face obscure de la nature humaine. L'incompréhension qui l'habite devant cette incarnation du mal absolu, génèrera chez lui des interrogations, voire des perturbations, d'ordre moral et religieux.

Cette intériorisation, cette intensité quasi-mystique, confèrent à la relation de cet épisode tragique mais anecdotique au regard de l'horreur de l'holocauste, une dimension plus universelle. Ces atrocités qui se sont déroulées là, se sont aussi produites ailleurs et pourraient malheureusement se reproduire, ici ou là-bas, aujourd'hui ou demain, tant que le fascisme, l'antisémitisme et la bêtise humaine ne seront pas éradiqués de la planète. Une manière d'appeler à la vigilance...

Un Juif pour l’exemple est un récit court, dense, qui dégage une puissance et une violence impressionnantes. C'est un roman d'atmosphère et de secret, fascinant de précision et nourri de descriptions superbes. Son écriture, à la manière d’un compte rendu froid, impitoyable, qui fait éclater avec force la rage et le dégoût de l'auteur, qui exprime avec sobriété à la fois la beauté du monde et la fatalité du mal, est peut-être la seule façon "raisonnable" de rapporter un acte aussi ignominieux.

Si dans cette petite ville de Suisse le livre met aujourd'hui mal à l’aise, il a néanmoins tout son sens. Car au-delà de la relation du drame et des sentiments contradictoires que celui-ci a pu provoquer chez les habitants et chez lui, l'auteur dépasse son sujet en faisant du marchand juif le symbole de tous ceux qui ont été – ou sont – persécutés au nom de leur appartenance ethnique ou communautaire. Il transforme alors ce tragique épisode en un avertissement virulent contre les dangers des thèses fascisantes qui peuvent amener les plus fanatisés ou les plus fragiles à commettre l’indicible.
Un livre violent, dérangeant mais profond et essentiel.

Dominique Baillon-Lalande 
(27/09/09)    



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Editions Grasset

102 pages - 11,90 €


















Jacques Chessex,
né en 1934 à Payerne (Suisse), romancier (Prix Goncourt 1973 pour L'ogre), nouvelliste, poète, essayiste, est l'auteur d'une œuvre très importante pour laquelle il a reçu le Grand Prix Jean Giono
en 2007.



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