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Tracy CHEVALIER

Prodigieuses créatures


Tracy Chevalier nous offre encore – après La jeune fille à la perle et quatre autres titres, tous parus chez le même éditeur – un superbe roman, fort et émouvant, qui nous emmène, cette fois, sur la côte sud de l’Angleterre au début du XIXe siècle.
Deux personnages féminins, en chapitres alternés, s’y rencontrent, s’aiment et s’affrontent, issus de deux classes sociales différentes mais unis par la même passion pour les fossiles qui va occuper l’essentiel de leur vie.

Elisabeth Philpot est une jeune femme de la bourgeoisie londonienne dont la vie se trouve bouleversée deux ans après la mort de ses parents.
Mon frère nous annonça un soir au dîner ses fiançailles avec la fille d’un des amis avocats de notre père. Nous l’embrassâmes et le félicitâmes, et Margaret, pour fêter l’événement, joua une valse au piano. Mais au lit cette nuit-là je pleurai à chaudes larmes, tout comme mes sœurs, j’imagine, car notre existence londonienne telle que nous l’avions connue était terminée. Une fois notre frère marié nous n’aurions pas assez de place et de moyens pour pouvoir tous habiter à Red Lion Square. La nouvelle Mrs Philpot souhaiterait bien sûr être la maîtresse des lieux, et remplir la maison d’enfants. Trois sœurs, c’était beaucoup trop, d’autant que nous avions peu de chances de nous marier un jour. […] Ayant peu de fortune, il nous aurait fallu attirer les hommes par notre physique et notre tempérament, or les nôtres manquaient trop de régularité pour s’avérer d’un quelconque secours.

John Philpot propose donc à ses trois sœurs de visiter la côte sud, de Brighton à Lyme Regis.
Nous savions toutes que nous ne cherchions pas simplement une villégiature mais une nouvelle résidence, où nous pourrions vivre dans un confort relatif au lieu de mener une existence de miséreuses à Londres.

Voilà les trois femmes installées dans une petite maison avec une pension de cent cinquante livres par an. Nous n’étions pas riches mais demeurions tout de même plus aisées que beaucoup de gens à Lyme, et notre statut de citadines instruites issues d’une famille d’avocats nous valait un certain respect. Elles ont pu garder une servante, Louise, qui assure l’entretien de la maison et la préparation des repas.

Margaret, la plus jeune, qui aime danser et jouer du piano va fréquenter les bals avec le secret espoir de séduire un de ses cavaliers.
Louise, l’ainée, attirée par la botanique, passera sa vie à jardiner et découvrir la flore locale.
Quant à Elisabeth, c’est sur la plage qu’elle trouve ce qui sera la grande passion de son existence.
Avec mes minces escarpins, j’avais du mal à avancer sur les galets. Je devais garder les yeux baissés pour ne pas trébucher. Alors que je mettais le pied entre deux galets, je remarquai un drôle de caillou décoré d’un motif rayé. Je me penchai pour le ramasser – la première des milliers de fois où je répéterais ce geste dans ma vie.
Les fossiles ne manquent pas sur cette côte datant du jurassique et Elisabeth a rapidement besoin d’un petit meuble pour ranger ses trouvailles. Elle s’adresse donc à l’ébéniste local et c’est dans son atelier qu’elle va rencontrer le deuxième personnage essentiel de ce roman.

Mary Anning est une enfant grande et mince, aux membres musclés d’une fillette plus habituée à trimer qu’à jouer à la poupée.
Je n’aurais jamais imaginé à ce moment-là que je finirais par être plus attachée à Mary qu’à quiconque, à l’exception de mes sœurs. Comment une femme de vingt-cinq ans appartenant à la bourgeoisie pouvait-elle envisager une amitié avec une gamine de la classe ouvrière ?


En chapitres alternés, du point de vue et avec la voix intérieure de chacun de ces deux personnages, Tracy Chevalier nous raconte la passionnante et tumultueuse histoire de cette improbable relation.

Improbable en raison du poids, inimaginable aujourd’hui, des conventions sociales dans l’Angleterre de XIXe siècle. Tumultueuse parce que les orages ne vont pas manquer quand d’autres personnes vont vouloir se glisser plus ou moins volontairement entre elles. Rivalités de chercheuses, de "chasseuses", à l’époque où les musées commencent à s’intéresser aux fossiles ou manifestations de leur féminité quand un homme entre dans le champ de leur incompréhensible amitié.

Passionnante aussi parce que l’auteur montre bien comment la découverte des fossiles heurte les convictions religieuses de l’époque. Pourquoi est-ce que Dieu ferait des créatures qui n’existent plus ?
Lorsqu’elles trouvent de gros squelettes, ressemblant à des crocodiles mais avec trop de différences pour qu’on puisse les confondre, elles comprennent qu’elles sont face à un vaste mystère.
Elisabeth ne trouve pas plus de réponses satisfaisantes auprès du pasteur que dans les livres de zoologie.
D’après Cuvier, il arrive que les espèces animales s’éteignent quand elles n’ont plus la capacité de survivre sur Terre. Cette idée est troublante, car elle laisse entendre que dieu est resté passif, qu’il a créé des animaux pour les laisser ensuite mourir sans réagir. Et puis il y a les lord Henley, pour qui la créature est une version primitive du crocodile, un spécimen que Dieu aurait créé avant de le renier. Certains pensent que Dieu a utilisé le Déluge pour débarrasser le monde des animaux dont Il ne voulait pas. Mais ces théories supposent que Dieu peut commettre des erreurs et juger nécessaire de Se corriger. Tu comprends ? Ce type d’idées dérange forcément.

Oui, ce qu’elle trouve dérange, autant que le temps qu’elles passent toutes les deux sur la plage à chercher des ossements fossilisés.

D’une écriture prenante et incisive, Tracy Chevalier construit un magnifique roman qui laisse chez le lecteur des traces aussi fortes que celles déposées par la mer dans les falaises du Dorset.

Serge Cabrol 
(05/07/10)    



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Editions Quai Voltaire
La table ronde

384 pages - 23 €


Traduit de l'anglais par
Anouk Neuhoff







Tracy Chevalier,
née en 1962 à Washington, vit à Londres depuis 1984. Outre La Jeune Fille à la perle, La Table Ronde a publié, dans sa collection Quai Voltaire, Le Récital des anges, La Dame à la licorne, La Vierge en bleu et L'Innocence. Plusieurs de ces titres ont été repris chez Folio


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