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L'Ukraine, deux ans après Tchernobyl. L'occasion aussi de retrouver ses amis restés là-bas. C'est sur
une vieille moto, à laquelle est accrochée une remorque, qu'il
entreprend son voyage avec une halte chez ses amis Iakov et Vera, installés
juste à la frontière de la zone bouclée par les gardes.
Son vieil hôte, enrôlé volontaire pour participer à
l'évacuation des populations du secteur contaminé et "enterrer
les champs" ("autrement dit, enlever la couche supérieure
et l'engloutir profondément. Et après répandre partout,
à la place du sable de dolomie, un truc blanc"), se retrouve
aujourd'hui alité, très diminué, voire condamné
à court terme. Ensemble, ils égrènent les noms de ceux qui ont, ici, peu à
peu disparu, se remémorent des souvenirs partagés, parlent d'amour,
de Ksenia fillette qui chantait de façon si émouvante, avec, toujours,
Piotr, le simplet, abandonné par sa mère, qui rôde autour
d'eux. Le soir, quelques autres de là-bas rejoignent le trio pour partager
les cornichons, les tomates à l'ail, la soupe au chou et la vodka. Tous
évoquent cette terre dévastée qui est la leur, les appelle
et les rejette à la fois. Beaucoup y sont retournés, retaper leur
ancienne maison, y rechercher des objets ou entretenir le lien avec chez eux
tout simplement. Kouzma fait partie de ceux-là. Il raconte : "Au
début quand tu te promènes dans Pripiat, la seule chose que tu
vois, c'est la ville morte. La ville fantôme, les immeubles vides, les
herbes qui poussent dans les fissures du béton. Toutes ces rues abandonnées.
Au début, c'est ça qui te prend les tripes. Mais avec le temps,
ce qui finit par te sauter en premier à la figure, ce serait plutôt
cette sorte de jus qui suinte de partout, comme quelque chose qui palpiterait
encore. Quelque chose de bien vivant et c'est ça qui te colle la trouille.
Ça, c'est une vraie poisse, un truc qui t'attrape partout. Et d'abord
là-dedans. De son pouce, il tapote plusieurs fois son crâne. Moi,
poursuit Kousma, des fois, je pense au diable et je me dis tiens, si ça
se trouve, il a installé ses quartiers dans le coin et il est là,
à bricoler. Il profite de l'aubaine pour fabriquer un monde à
lui. À son image. Un monde qui se foutrait pas mal des hommes. Et qu'aurait
surtout pas besoin d'eux. Ça colle le vertige." La chaleureuse assemblée arrose copieusement leurs retrouvailles et
récite des poèmes, en particulier ceux de Gouri qu'ils connaissent
par cur. Des textes pour restituer l'avant et l'après du grand
incendie. Mais c'est là une pause de courte durée pour Gouri qui entend
franchir la ligne de démarcation de nuit pour se faire plus discret.
Kouzma propose de lui servir de guide. Et ils s'embarquent à deux sur
la moto. C'est sans difficulté qu'ils parviennent à leur but,
devant les immeubles toujours debout. Au numéro 23, derrière le
théâtre, dans l'ancien appartement de Gouri, les fenêtres
ont été enlevées, les cartons éventrés, les
appareils électroménagers renversés, des flaques "d'un
liquide noirâtre et d'apparence visqueuse qui fait penser à de
l'huile de moteur" s'étalent sur le sol. Malgré l'émotion,
ils ne s'attardent pas et embarquent ce que le poète était venu
chercher. L'occasion d'échanger aussi et de réfléchir.
Un détour au retour pour saluer Iakov comme promis et il reprendra la
route pour Kiev avec son chargement. Ce court roman est une belle immersion dans cette sombre page de notre histoire
contemporaine qu'est la catastrophe de Tchernobyl, vue de l'intérieur
par ceux qui l'ont vécue, ressentie dans leur chair et ne pourront jamais
tourner la page pour cause de séquelles. Avec ce traumatisme, presque
plus fort encore, de quitter les lieux de son enfance, de sa vie, alors que
ni éruption volcanique, ni tremblement de terre, ni catastrophe naturelle,
ni guerre, n'ont ravagé les lieux. Abandon précipité d'une
zone dorénavant interdite, condamnée à rester figée,
déshumanisée, pour longtemps. Comme l'auteur nous en a donné l'habitude, ce texte est intense, ancré
dans l'humain, au rythme lent et à l'écriture à la fois
poétique et simple. Une nouvelle fois, l'art d'Antoine Choplin d'atteindre le cur de son
sujet, en profondeur, de mettre en scène des êtres ordinaires pourvus
d'une épaisseur et faisant preuve d'une dignité qui force le respect,
est exceptionnel de maîtrise, d'efficacité et de force émotionnelle.
Dominique Baillon-Lalande |
Sommaire Lectures La fosse aux ours (Août 2012) 128 pages - 16 €
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