"Ô vous qu'une poussière
tardive faisait trébucher !" p33
En 2008, les Éditions du Noroît faisaient paraître L'illumination
du tragique de Guy Cloutier. Comme l'indique l'éditeur, il s'agit
d'un choix de poèmes qui s'étale sur plus de trente ans d'écriture,
depuis Margelles publié dans les années 1970 jusqu'à
L'étincelle suffit à la constellation, ouvrage qui a vu
le jour en 2007. Cette anthologie a plusieurs mérites. Les premiers recueils
de Guy Cloutier demeuraient introuvables (Margelles, Cette profondeur parfois
)
et cela permet de se remettre en mémoire -pour certains- ou nouvellement
en bouche, des textes dont la beauté augurale éclairera l'ensemble
du parcours.
En effet, il suffit de lire au hasard quelques poèmes pour s'apercevoir
que Guy Cloutier commence par une uvre mature, racines et frondaison à
la fois d'une poésie déjà là et à venir.
Il n'existe pas de balbutiements, d'hésitations, Nous sommes de plain-pied
"dans deux mètres carrés d'éternité"
où "tu te rôdes tu t'arpentes tu t'exiles" (p170)
et donc dans ce qu'il va falloir affronter : le temps.
Nous assistons à un artisanat furieux qui ne laisse aucune chance à
l'a peu près, au discours, aux faux semblants. Les mots n'ont de promesse
que d'être utiles sinon ils bavardent, s'évaporent, et surtout
nous destituent. Il existe une nouveauté dans le permanent, un creusement
guillevicien, une sorte d'entêtement apte à reforger les armes
poétiques, les affiner ou les durcir.
"Tu passes tes mots au feu/te tords et les retords" p21
L'arme la plus tranchante semble être la pudeur, cette humble délicatesse
qui nous fait perdre la vie. Cette pudeur et donc cette violence appartiennent
à une jeunesse qui aura raison contre le futur. Elle plante des banderilles
contre le malheur et contre ses oracles. Comme l'affirme Guy Cloutier, les mots
sont "en ordre de bataille" et ils n'auront pas à se
fourvoyer à travers les méandres d'une illusion langagière,
un débordement abstrait, mais ils devront trouver leur propre chemin
avec et surtout contre la parole.
"Tu as vu briller ton poème
dans la nuit tous les mots étaient là
doucement illuminés
en ordre de bataille
comme si dans ce silence
tu ne pouvais plus te perdre." p 201
Chez Guy Cloutier, le ressassement est précision et paradoxalement le
trouble que doit amener cette précision. Si le même combat, le
même mur contre lequel il convient de frapper, la même paroi, créent
les conditions de l'avènement du poème, ils n'en déterminent
pas sa liberté saillante et donc la formulation d'une exigence nouvelle.
Dès lors, il paraît difficile de s'en tenir à une chronologie,
à un temps linéaire, et cela, malgré quelques éléments
biographiques car l'unité de temps est d'abord celle de la coexistence,
de l'écho que les poèmes entretiennent entre eux, ancrant et déplaçant
chaque fois un unique présent .Les poèmes se répondent,
s'amplifient où se creusent, prennent mesure de ce qui est de l'ordre
de l'invariant et de la métamorphose.
La "composition" cloutienne si l'on en accepte le terme, se définit
sur plusieurs niveaux. L'auteur entretient un rapport permanent avec ses pairs
(Michel Beaulieu, René Char, Eugène Guillevic, Charles Juliet,
Valère Novarina, Samuel Beckket, Fernando Pessoa, Paul Bélanger
),
avec des peintres (Julius Baltazar, Frédéric Benrath, René
Laubiès
) et c'est tout un paysage du visible qui émerge
et se tutoie, une interrogation chatoyante et rigoureuse qui traverse son uvre.
Même seule, la parole est prise dans le monde, au milieu du monde. Cependant,
il y a à chercher encore ailleurs, dans le très proche, dans le
moins voyant et dans l'essentiel.
Cette anthologie offre d'autres indices, plus "structuraux" sans doute,
en tout cas aptes à saisir non pas seulement le "pourquoi"
mais aussi le "comment" du poème. Quelle est cette alchimie
fine entre le lieu et la formule ? Comment approcher cette musique cloutienne
car il existe une musique cloutienne dont la finalité se démarquerait
de son intention orale, de son écoute, musique sans spectateurs donc,
mais qui capterait une intériorité, une vibration de l'être
?
Il existe une indicible dichotomie, lieu de la beauté et de la douleur,
entre l'extériorité et l'intériorité de l'uvre.
La manière d'apparaître du poème, sa façon de tenir,
de se répéter et de se singulariser par rapport à un autre,
peut faire penser aux variations de Brahms, à ces thèmes qui ne
s'identifient qu'en se transformant.
Il y a toujours genèse dans la partition de Guy Cloutier, dans l'essence
du poème, autrement dit la promesse d'une intériorité qui
s'ouvre au monde. Se côtoient un monde brut et un monde à élaborer,
un tremblement du monde, un tressaillement du loup, à travers et à
partir duquel nous coïncidons. Et ce verbe "coïncider" même
s'il n'est jamais pointé, irrigue l'uvre. Il devient la véritable
épine dorsale et l'architecture même, la pointe sensible, sans
quoi il n'y aurait pas possibilité du poème.
Le dur désir de durer éluardien s'adresse autant aux amis du poète,
à son père, sa mère, aux infimes choses qui n'ont pas d'avenir,
qu'à lui-même. La mort de l'ami (Michel Beaulieu) ou du père
est la mort du présent. Chez Guy Cloutier, il y a un présent qui
réside dans le cur du présent, à peine perceptible,
et le plus souvent dévasté. Le but du poème est de le révéler,
de l'en détacher, de faire alliance avec cette éternité
surprise.
"On dirait une journée en dehors des jours" p81
Un moment, quelque chose a coïncidé avec ce qui fut nous, sans
qu'il n'y eût le moindre calcul ou le moindre présage. Quel est
cet imprévu qui prévoit plus que la raison ou que la simple pensée
réflexive ? Ce présent entier ne se vérifie que par éclairs.
Il vérifie le poème voilà pourquoi le poème ne ment
pas. Malheureusement, il ne se décrète pas et échappe pour
cela en grande partie au monde. Le miracle provient d'un territoire furtif que
l'on ne peut fouler qu'une seule fois, sorte de paysages dans la neige où
s'affronteraient harassement et pureté comme si attester de la beauté
consisterait d'abord à se débarrasser des preuves de la beauté.
"L'aube (est) plus redoutable que la douleur" p90 affirme Guy
Cloutier.
L'illumination du tragique est d'abord l'illumination de ce que le réel
doit au réel. Parfois, l'évidence s'allie avec une certitude étonnée.
Le pouvoir d'écrire un mot, de le certifier, authentifie notre présence
au monde et le décalage qu'il institue avec nous. Un poème somptueux
vérifie cela :
"Chaque matin tu écris
sur une page le mot matin
pour t'assurer qu'il existe un mot
un seul pour dire que le matin existe
tu en as la certitude puisque tu peux l'écrire
sur une page tu t'égares parmi tes souvenirs
pendant que le matin triomphe dans son foudroiement
pour ne pas te retrouver seul tu écris sur la page le mot
matin." P196
Les poèmes de Guy Cloutier se situent avant la musique et dans la musique,
dans ce qui va advenir, une invitation au présent qui ne cessera de nous
surprendre. La douleur, le malheur, admettent une musique qui les contrarie,
un horizon déchiré qui témoigne de l'horizon. Étranges
complexités et vérités que recèle en elle l'évidence.
À cause de cette dernière, il demeure exigeant de lire les poèmes
de Guy Cloutier, non pas qu'ils ne supportent aucune oralité mais comme
s'il fallait d'abord harmoniser les cordes de silence à d'autres cordes
de silence afin qu'à l'intérieur de chaque parole celles-ci puissent
pleinement vibrer.
Lire Guy Cloutier, consisterait à imaginer un moment un de ces marcheurs
de Giacometti qui porterait en lui toute la chair invisible du monde.
Christian Viguié
(06/05/12)