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Céline CURIOL

L'ardeur des pierres


Sidonie Descoines, jeune Française à la peau noire, décide de partir en vacances au "Pays du soleil levant". Aller, seule, à Kyoto, par curiosité, pour vivre quelque chose de différent et vérifier ce qu'il en est de tous ces clichés que les européens – ses collègues de travail en premier – ont sur les Japonais et leur culture. "Quand, après avoir passé mentalement en revue ce qui, d'après mes quelques représentations du lieu était susceptible de m'y effrayer, j'ai cru enfin saisir son insinuation, mon visage a dû perdre instantanément sa bonhomie car Marc s'est mis à tourner la tête de droite à gauche, signe chez lui d'une nervosité mal maîtrisée. […] Sa remarque était malvenue, il le savait. Évidemment, [...] le noir et le jaune ne s'accordent pas, c'est bien cela dont je devrais avoir peur ? Marc a rougi comme s'il avait été subitement à poil face à moi et j'ai été touchée par cette manifestation de honte si rare chez un homme. [...] Au Japon les Noirs étaient rares. Et s'ils étaient rares, c'est qu'ils n'étaient pas les bienvenus."

Là-bas, c'est la neige et le froid qui l'accueillent.
Très vite la jeune femme laisse la place à d'autres protagonistes. On ne la retrouvera ensuite, fantasmée, qu'à travers le regard de deux solitaires habitant le même immeuble.

Kanto Akinari, après dix-huit mois passés à l'université internationale, est devenu jardinier. Il passe ses jours à composer des paysages dans la pure tradition japonaise pour un riche étranger. "Il présume que le propriétaire est une sorte d'homme d'affaires itinérant, venu au Japon dans le but de dégoter des fournisseurs avantageux pour le compte de gros distributeurs en mal de profits." Son obsession, c'est les kamo-ishi, ces pierres sacrées que nul n'a le droit de déplacer parce qu'elles sont en voie de disparition. L'homme gratte la neige à leur recherche, jusqu'à retrouver les deux spécimens exceptionnels par la pureté de leur surface, leur couleur et leur forme, qu'il avait au préalable repérés près de la rivière. Avec excitation, avec inquiétude mais sans état d'âme, il les enveloppe dans des couvertures pour les transporter dans son coffre. Il lui faudra attendre la nuit pour décharger son butin sans risquer d'être surpris par des policiers ou des voisins. Comme ce locataire de l'appartement situé au-dessus du sien, Yone, qu'il croise parfois.

Yone Noguchi, lui, gagne sa vie comme rédacteur de questions pour un jeu télévisé populaire. Il est encombré par une taille supérieure à celle de la plupart des Japonais, qu'il doit probablement au célèbre sculpteur américano-japonais dont il serait le fils illégitime. "Izumi et Yone Shikibu, mère et fils associés, résidant à l'entrée de la route du Shibutani non loin du temple de Myohoin, depuis 1980. Mère souvent fatiguée de paraître authentique en servant sans déroger aux règles d'un art immuable des centaines de thés, fils passant des heures à nouer et à tresser des morceaux de ficelle pour lui faire des colliers. [...] Mère souriante et posée que le fils, bavard et solitaire, ne surprit qu'une seule fois avec un homme dans son lit. [...] deux jours 'étaient écoulés avant qu'il ne pose la question. [...] Il n'avait rien préparé, sauf sa question, aucune autre parole pour l'amener, l'amortir, la conduire avec habileté jusqu'au cœur de la résistance. Il avait dix-huit ans. [...] Et elle le dit enfin. Ton père se nomme Isamu Noguchi." De lui il n'a jamais eu qu'une pierre comme seul héritage.

Hanté par l'auteur de l'horrible assassinat d'une jeune Européenne dont tous les journaux se sont fait l'écho, l'homme, qui se rêve écrivain, essaye, avec obstination mais sans y parvenir vraiment, de coucher sur le papier le roman qu'il souhaite bâtir à partir de cette sordide histoire. C'est un reclus du monde insatisfait.
Quand ils se croisent, Yone cherche à converser courtoisement avec Kanto, qui semble bien défiant, distant et assez dissimulé pour exciter sa curiosité. Ce locataire qui transporte de nuit de bien lourds objets, serait-il un tueur en série ?

Dans ce quartier inconnu des touristes où la jeune Sidonie a trouvé une chambre, elle ne passe pas inaperçue, notamment auprès des deux hommes. "Il est possible qu'elle ne soit pas une vraie touriste. Elle ne se déplace pas en groupe, avec des gens qui lui ressemblent, près d'un site renommé. [...]A moins qu'elle ne soit l'une de ces exubérantes voyageuses qui croient défier le monde en s'y baladant en solitaire, une globetrotteuse acharnée. Américaine, il présume, à cause de la couleur de sa peau, des zigzags de ses cheveux."

Celle qu'ils imaginent peut-être chanteuse de jazz, eu égard à sa peau d'ébène, va introduire un grain de sable dans le quotidien déjà instable de ces solitaires. Mais seul Kanto parviendra à être son amant de passage. "Il aimerait aspirer la volonté de cette femme pour ne plus pouvoir s'échapper ailleurs qu'en elle. [...] Aucun vêtement ne traîne, contrairement à ces scènes du cinéma hollywoodien dans lesquels l'exposition du désordre qu'il a provoqué sert à suggérer l'accomplissement de l'acte sexuel. [...] Et si elle n'était pas ce qu'elle prétendait être ? [...] Sidonie pratique-t-elle le commerce de l'eau : une prostituée occidentale qui exigerait rémunération en contrepartie de ses services. [...] Si c'était vrai, elle ne tarderait pas à revenir vers lui et, dès lors, il lui faudrait payer."

Les pierres constituent un autre lien entre eux : celles qui, érodées par le temps, ornent les jardins zen autant que celles qui sont sculptées par la main de l'homme. Nature et Art se rejoignent par leur aspect sacré. Nishimura, un tailleur de pierres qui a travaillé un kamo-ishi pour le père de Yone, se trouve à l'exact croisement entre nature et transformation de la matière, Orient et Occident.

A force d'observer avec attention les kamo-ishi entreposés chez lui, Kanto les verra bouger, comme respirer. Phénomène physique d'une pierre meuble, manifestation spirituelle ou hallucination ? "Le haut de la pierre bouge. Pas de beaucoup, pas vivement, mais il bouge. [...] Son mouvement ressemble à celui d'une petite chenille qui, ventousée à une branche, cambre souplement une partie de son corps oblong pour tâter l'air environnant avant de le reposer avec grâce et tout aussi peu de hâte. [...] Comme le sommet de la pierre ne cesse de s'infléchir dans des directions constamment variables, Kanto finit par déposer la barquette à côté de lui, les baguettes dans celle-ci. Il se dresse sur les genoux, s'approche à quatre pattes de la table avec la même lenteur attentive et posée, voulant éviter que son déplacement ne provoque l'interruption de l'incroyable balancement du sommet de la pierre ou ne l'arrête définitivement. Ce à quoi il est en train d'assister, pense-t-il, est un phénomène extraordinaire."
Un soir, chez lui, Kanto entend de bien étranges bruits d'objets traînés sur le sol et, mais se trompe-t-il, de plainte, venant de l'appartement de Kone. Il monte vérifier.
C'est sur la constitution, dans des circonstances bien singulières, du trio Kanto-Sidonie-Kone, que se termine le roman.

Céline Curiol nous parle ici de pierres, celles sacrées que l'on révère ou celle que l'on taille. Et à partir de ce point donné, le livre glisse vers les domaines du spirituel et de la création, du désir et de la solitude, de l'enfance, des origines et de la paternité, de la frustration aussi.
S'il distille un charme envoûtant, il n'en est pas moins déconcertant par le manque total d'émotions des protagonistes Kanto et Yone, similaires aux pierres qui les obsèdent. C'est aussi le côté obsessionnel de cette société japonaise qui est ici illustré. Celle qui couve la violence en son sein dans des huis-clos suffocants. Et Kanto comme Kone sont tous deux dans la transgression de l'interdit, l'un par le vol d'objets sacrés, l'autre par cette fascination pour ce criminel qu'il a choisi pour matériau de son écriture.
Enfermés l'un et l'autre dans leur quotidien sans relief et leurs obsessions, ils vivent en marge de toute société et finissent par en devenir quasi abstraits. Seule, la ville de Kyoto, en contrepoint, existe de façon concrète, non sans mystère mais intangible avec ce qu'il faut de matière pour ancrer le récit dans cette intrigue tissée d'absences et de manques. Des ombres qui s'agitent et s'interrogent dans un décor réaliste.

Le roman est construit autour de chapitres distincts qui évoquent en écho le parcours des deux personnages et suivent la quête parallèle des deux hommes qui s'entrecroisent plus qu'ils ne se rencontrent. De même en est-il des cultures japonaise et occidentale qui s'entrechoquent, laissant entrevoir des approches de l'art et de l'artiste bien divergentes.
Avec son rythme lent, son écriture simple et d'une beauté épurée, la place inhabituelle faite au silence, ce roman ressemble à l'idée que nous pouvons nous faire en occident de la philosophie zen. Mais la poésie fragile qui l'habite laisse parfois la place à la sensualité, et un réel bien présent et livré dans toute sa brutalité vient se confronter à cet univers onirique nourri de métaphores aptes à développer l'imaginaire.

L'ardeur des pierres est un roman hybride, ancré dans une réflexion esthétique et spirituelle, teinté de "japonisme" mais ne dédaignant pas pour autant un réalisme tout occidental avec l'exploitation de ce fait divers criminel posé en permanence en arrière-plan et un esprit critique tonique et humoristique des idées reçues.
Un livre atypique qu'il faut pénétrer dans ses subtilités, auquel il faut donner le temps pour permettre au charme et au parfum entêtant de se diffuser. Et cela en vaut la peine.

Dominique Baillon-Lalande 
(27/12/12)    



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Éditions Actes Sud

(Août 2012)
208 pages - 19 €









Céline Curiol,
née à Lyon en 1975, a été correspondante à New York pour la BBC et Radio France. L'ardeur des pierres, son quatrième roman publié chez Actes Sud, est issu de sa résidence à la Villa Kujoyama de Kyoto.


Bio-bibliographie
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