Seyhmus DAGTEKIN

Juste un pont sans feu




Seyhmus Dagtekin est venu à la langue française à l’âge de 22 ans. D’origine kurde, il a écrit en kurde et en turc. Ce qu’il apporte à la langue française ne se résume pas à un exotisme (même si certaines images qui lui sont propres font référence à un champ culturel, comme à un chant culturel, qui n’est pas le nôtre), une musique, une scansion captivante quand on l’écoute, une écriture qui met en jeu des homonymies, des contre-sens, des symétries étonnantes parfois, etc., une sensibilité qui donne au poème de la fraîcheur, une intensité et une force « titanesque » si l’on y fait bien attention à la lecture. À propos de son travail, il a dit : L’écriture, l’art, consistent pour moi à embrasser l’être d’un même regard, du plus petit au plus grand, pour instaurer une autre façon d’être ensemble.
Sortir du rapport de force et de domination pour entrer dans un rapport d’amour où l’autre est la condition même de mon existence.


Juste un pont sans feu est construit telle une suite logique, presque comme une conversation intense et profonde, pont nécessaire à la rencontre de l’autre. Le recueil est composé de six parties : Portrait, À peine un fil sur les lèvres, Entre chant et bois, aux abois, Aimer aussi ces airs de chiens, Déclinaison d’un espoir à venir et Un marteau à la faust.

Portrait est un poème pour ouvrir le recueil et déjà se profile la question du pont entre les êtres : Si je devenais gros, je grossirais aussi les arbres / les immeubles, les voitures, les orbites / les gobelets, les œufs / Je grossirais les yeux des autres pour qu’ils puissent me voir / gros / J’écraserais les os dans les eaux des reptiles / et les mettrais dans un œuf sans coquille que je goberais / pour devenir encore plus gros dans tes yeux / les déborder / nouer chaque jour le bout de ma phrase avec un nouveau lacet… Le pont est un mot qui nous multiplie, comme il l’écrit dans sa dédicace et à se multiplier au fil des rencontres, nous devenons plus gros, nous sommes engrossés de nos amitiés.

À peine un fil sur les lèvres commence par une image forte : De quelle mort vais-je parler pendant trois pages, cent pages / Cent cinquante âges / Parvenu à la maturité d’une année lunaire / / Mais non, ce n’est pas ça qui se passe /…/Chaque jour une nouvelle langue se rue sur mon cœur dégourdi / comme autant de croupe à portée de main / / La langue s’éloigne comme une poche qui se vide

Mais, très vite il rebondit, reprend sa course jusqu’aux limites pour aller trouver le regard cloué dans l’éphémère de ce qui est là / dans le clos du regard. Nous sommes en plein dans un chemin créateur où pour parvenir au vide, il faut traverser la chair, / sans alarme et enfin trouver des mots qui ne seront plus sur leurs selles / maladroites, chiens figés dans l’instantané afin d’introduire inévitablement Vénus. Seyhmus Dagtekin a une très belle formule pour dire ce long cheminement de vie avec l’écriture : Tant que j’étais là/ près de toi / dans cet habitacle / je tenais l’éternel.

Entre chants et bois, aux abois aborde le besoin de l’autre, la rencontre. Te voici entre routes et sables d’une topographie imaginaire / Tu cherches à te pencher pour voir les bords de la ville… /…/ Toi aussi tu me guettes / Je t’ai vue avec mon œil du malin / Je peux plus que te voir / Je peux te dessiner d’un jet / Tout comme tu peux m’effacer /…/ demain sera à l’image de notre sourire. Plus loin, il nous donne une clé, nous dévoile une rencontre : Oui, il faudrait oser aimer le téton de Séverine… et pour finir cette partie : Par où tu apparais / Par où tout disparaît. L’engagement devient immuable, hors cette voie point de salut.

Aimer aussi ces airs de chiens introduit le « nous » (nous avions commencé avec « je », puis dans la deuxième partie au « je » s’est ajouté le « tu »). Du : Elle est à aimer nue / Elle est à aimer par le menu ; nous arrivons au « nous » : Par la fenêtre, nulle trace / Que le miroir qui trahit nos présences et se poursuivra plus avant par ce questionnement : Comment exister dans le regard de l’autre, comment faire exister l’autre dans mon regard ? Puis, sans pour cela donner le sens d’une résolution de la question, ces vers : Avec les moyens du bord, nous voici, ma louve / À une nouvelle station / / Me trouveras-tu patient ?/ Me trouveras-tu veule, velu peut-être ?/ Me trouveras-tu passionnant, pas sonnant ?/ Me trouveras-tu piètre bouc ?/ … Nous sommes au début d’une rencontre importante, une nouvelle station comme il nous l’a dit, donc un chemin à prendre où ce qui sera en question de perte n’est pas su encore. Seul est subodoré ce qui est à gagner.

Déclinaisons d’un espoir à venir. Nous voici devant un pont destiné à faire communiquer les deux rives. Et ce pont reste en question un moment avant de s’ériger réellement : À chaque fois une tombe à la fin du mot, me dis-tu ?/ Alors que tu n’as prévu aucun pont pour changer de rive ; aussitôt suivi de l’annonce d’une résolution : Mais le pont est venu après / Le débit a été mesuré après / Tu avais déjà coiffé de torches les falaises / Les piques sur la tête des volatiles sont venues après / Les mots que tu n’aurais pas aimé entendre ne verront peut-/ être jamais le jour ; ou encore : Oui, oui, pose la tête sur mon épaule afin qu’il n’y ait que moi qui / courre, même si avec mes pauvres pieds je ne pourrais m’élancer / à la place de chacun / D’autant qu’il y a une vie à épuiser dans la terre / Et qu’on a passé la nuit à naître / À n’être qu’un frémissement / Qui disparaîtra / Avec les premières lueurs ; puis, plus loin, vient ce vers : pour m’interdire toute sortie de ton visage. Alors la déclinaison de cet espoir peut venir : Il y a quelques ronces, mais les choses finiront par s’arranger. Apre est le mont pour les bossus, mais la belle est là. Il y a de l’or, des veaux, des poires…
Posons-nous alors et laissons nos rêves prendre racine sur cette terre qui redonnera des perruches et des mouettes, des épis et des cerises de toutes les couleurs…
Mais souvenons-nous du titre : Juste un pont sans feu ; qu’est-ce qu’un pont entre deux êtres s’il n’y a pas de feu, s’il n’y a aucune chaleur. Il ne reste qu’une solitude.

Un marteau à la faust s’ouvre d’emblée sur la question d’un pont sans feu : Juste un pont donnant sur une pépinière que tu mâchouilleras, / même si tu sais que, sans feu, il n’y aura ni fumée ni amour / à faire surface / ne faisant que rester à la surface / ne faisant que brouiller les surfaces / où on aurait pu se mirer / pour y trouver éclosion / et viatique. Tout est dit en ces quelques vers. Il reste à reprendre la route, à se retrouver pour qu’une autre fois le « pont soit avec feu ».

Juste un pont sans feu, vous avez pu le voir, est un superbe recueil à la poésie forte, puissante et intense. Cela « remue les montagnes » si vous préférez. Prenez le temps de lecture pour vous habiller de cette poésie, c’est un magnifique voyage poétique qui vous est proposé. C’est un livre essentiel qui a obtenu le prix Mallarmé et tout récemment le prix Théophile Gautier de l’Académie Française (qui fut remis à Seyhmus Dagtekin le 27 novembre 2008).

Gilbert Desmée 
(08/12/08)    



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Poésie









Le Castor Astral


96 pages, 10 €








Photo © Michel Durigneux
Seyhmus Dagtekin,
né en 1964 à Haroun, village kurde du sud-est de la Turquie, vit depuis 1987 à Paris. Auteur d'un roman et de sept recueils de poésie, il a reçu de nombreuses récompenses dont le Prix Mallarmé 2007 et le Prix Théophile Gauthier 2008 décerné par l'Académie française pour Juste un pont sans feu.