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Dominique DELAHAYE

Pile & face



Tout d'abord, une préface fort sympathique de Jean-Bernard Pouy pour introduire ce polar fluvial, qui nous donne quelques clefs sur l'auteur. De quoi nous mettre l'eau à la bouche.

Puis, ça démarre… On est au bord de la Meuse, dans le milieu de la batellerie, près de Namur, et dès la première page c'est un mort qui nous accueille : "quatre heures du matin, l'heure des cauchemars ou des gueules de bois." Un corps disloqué avec une tige de fer au travers du crâne, non identifié, pour l'instant...
Le "Marlou" péniche achetée depuis peu, amarrée sur les lieux du drame, appartient à Samuel. Un fils à papa homosexuel en rupture avec sa famille, vague étudiant passant des fêtes avec les copains aux petits trafics de voitures de luxe puis poussant l'audace à se compromettre dans quelques actions plus périlleuses détournées pour son propre profit, semble chercher à prendre le vert et à se cacher. "Les liquidités c'est bien pratique, mais c'est encombrant."

Malik, chef d'équipe du chantier naval, doit lui remettre sa péniche en état avant qu'il ne puisse filer au fil du fleuve.
Parmi les ouvriers, Nico, fils d'un ouvrier italien qui s'est usé sur le port du Havre. Un personnage secret, discret, qui se tient à l'écart des autres, à distance. Un oiseau de passage qui s'affirme en tant que tel, bon métallurgiste par ailleurs, qui semble vendre son savoir-faire au gré du vent.
Malik se prend d'affection pour lui et Samuel se laisse aller à lui proposer un poste de mécano pour son périple à venir. "Faut voir" répond notre homme peu loquace.
Il faut dire que la jeune Marion, une jeune fille pleine de vitalité et qui n'a pas froid aux yeux, a jeté son dévolu sur lui et qu'elle a bien des atouts.

Samuel est sûr de lui, ou n'a rien à perdre. La visite sur son bateau de Maxime, un complice de la période magouilles et méfaits, homme rangé aujourd'hui qui vient l'avertir qu'un certain Brad en colère le cherche pour régler entre hommes leurs comptes, ne semble pas l'alerter.
Mais personne dans cette affaire n'est ce qu'il semble être et un face-à-face, les armes dans la poche, aura bien lieu. Peut-être pas celui qu'on attendait...

Les deux voix se juxtaposent de chapitre en chapitre, la tension monte, mais le lecteur reste sur le quai jusqu'aux dernières lignes. Si tout sépare ces deux hommes – leur passé, leurs origines et classes sociales, leurs histoires –, la solitude et le goût de la liberté en font cependant, me semble-t-il, les deux faces d'une même pièce de monnaie. Frères, amis, ennemis, le lien tissé entre eux est bien étrange et ne se révélera qu'en toute fin du roman.

Dominique Delahaye nous livre ici un polar bien troussé, ancré dans le milieu de la batellerie qui en constitue l'écrin. Il faut dire que notre homme, qui a troqué son logement contre une péniche, connaît bien son sujet. Il l'aborde avec gourmandise mais précision, souhaitant laisser trace, peut-être, d'un monde bien fragilisé mais fascinant.
Cela nous vaut quelques pages sur la réalité quotidienne et les luttes sociales sur le chantier naval qui ne manquent pas de force : "J'ai rien contre les calendriers de cul. Je déteste juste ces placards où on laisse le matin une bonne partie de notre amour-propre et de notre agressivité, en même temps que nos fringues. Notre recoin à nous, l'ultime territoire au chantier, ce grand broyeur de minutes et d'heures qui nous volent nos vies. Dérisoires. J'ai vu des types à deux doigts de se foutre sur la gueule, parce que l'un des deux avait eu la mauvaise idée de fouiller dans les affaires de l'autre pendant qu'il était sous la douche. [...] Un coup de sang pour recoller les morceaux d'une dignité foulée aux pieds par le contremaître [...].Une fois fermée la porte avec le cadenas, enfilé le bleu de travail, les épaules s'affaissent, les nuques s'effondrent. Et malgré les plaisanteries qui fusent, c'est la tristesse de cet éternel recommencement, de ces journées, toutes pareilles aux autres, qui vous prend à la gorge. La seule chose qui peut vous sauver de l'ennui, c'est un travail plus pénible que les autres, qui vous engloutit pour la journée et vous laisse brisé de fatigue."
De beaux passages aussi sur la grève ou sur les conditions de sécurité dans le métier.
Dominique Delahaye sait instaurer une distance respectueuse avec ses personnages, se tenir fraternellement à hauteur d'homme. Beaucoup d'humanité dans tout cela.

Un certain sens de la formule et de l'humour aussi :
"Le premier matin, c'est souvent là que tout fout le camp. Qu'il y a précipitation et confusion des genres. Les chiens sont beaucoup plus raisonnables que nous. Ils se reniflent le trou du cul sans se sentir obligé de partager la même gamelle. Ce n'est pas parce qu'on baise ensemble qu'il faut se croire tout permis. Comme si la joie des corps et la proximité des sexes abolissaient l'incroyable difficulté qu'il y a à se parler, à croire dans les mots et dans un bonheur possible."

Et quelques morceaux de bravoure:
"A la remorque de leur élevage canin, une troupe de néo-punk hilares en uniforme d'époque trainent leurs rangers délacées sur le trottoir. Sous les crêtes verticales, les yeux sont brûlés par le soleil et le mauvais vin. Une jeune femme toute maigre aux cheveux rouge vif, perdue dans une salopette deux fois trop grande pour elle pousse un chariot. Sur les fringues et les sacs empilés à l'intérieur, un vieux poste diffuse une cassette des Sex Pistols. [...] A cinquante mètres devant eux,
un homme traverse prudemment. Il passe devant moi et s'arrête en regardant le défilé s'éloigner.
– C'est quand même malheureux !
– Qu'est-ce qui est malheureux ?
– Tous ces drogués, et habillés n'importe comment !
Je lui secoue le journal sous le pif et je me mets à l'unisson de sa hargne.
– Je suis d'accord avec vous. Et quand je pense qu'on les montre en exemple aux jeunes, sur leur vélo, dopés à mort, avec leur short moule burnes limite obscène !
Il ne comprend pas. Je lui montre l'article en première page avec la photo de Contador.
– Je croyais que vous parliez du Tour de France, là sur le journal. C'est quand même pas à un Belge que je vais apprendre ce que c'est que le vélo !
Ça lui coupe la chique. Il me regarde d'un drôle d'air et s'éloigne en reculant sur le trottoir.
"

La fin, un joli jeu sur l'identité du mort, est bluffante et "quand tout sera retombé, il va falloir trouver un ailleurs, plus loin, plus secret. [...] On joue à un jeu où il n'y a que des perdants ou des gagnants en sursis. Finalement, c'était pile et face."

À découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(14/06/12)    



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Noir & polar









Rue du Départ
(Juin 2011)
88 pages - 8 €



Éditions
Rue du Départ
26 rue des Galions
76600 Le Havre








Dominique Delahaye
sera présent au
11ème Festival
du Polar à la Plage
LE HAVRE
14, 15 et 16 juin 2013



Pour tous renseignements :
www.lesancresnoires.com