René DEPESTRE, Encore une mer à traverser



« Je m'appelle René Depestre. Je suis un écrivain franco-haïtien peu connu dans son pays natal. » Voilà l'implacable destinée du poète révolutionnaire mais lucide, du romancier exilé à Lézignan-Corbières, dans l'Aude, qui avait pourtant toujours souhaité, par son œuvre, allumer ici et là des « lampes pour la refondation d'Haïti ».

Encore une mer à traverser, qui fête, dans ce titre reconnaissant, la figure tutélaire d'Aimé Césaire (« Il y a encore une mer à traverser / oh ! encore une mer à traverser / pour que j'invente mes poumons… » Cahiers d'un retour au pays natal ), est un ouvrage de référence pour qui veut aller aux sources de la création de René Depestre et comprendre, dans le même mouvement, comment l'écriture offre la plus solide des résistances, « une riposte motrice » à l'oppression et pourquoi le romancier comblé d'honneurs d'Hadriana dans tous mes rêves (Gallimard, 1988, prix Renaudot, Grand Prix du roman de la Société des Gens de Lettres) ou d'Alléluia pour une femme-jardin (Gallimard, 1980, Bourse Goncourt de la nouvelle) continue d'étudier les singularités de son pays natal et de cueillir son inspiration aux souffrances de l'esclavage, aux ravages de l'Histoire.

Etincelles, le tout premier recueil de René Depestre, parut en 1945. Et Césaire accueillit le jeune poète, en qui il reconnaissait la voix de la négritude, dans son Anthologie de 1948. C'est pourquoi Encore une mer à traverser se conclut sur une « ovation jubilaire », une longue célébration d'Aimé Césaire, dont le Cahier d'un retour au pays natal constitua toujours pour Depestre « le maître livre de bord ». « Tu as fait monter à un étiage sans précédent notre niveau de conscience des réalités tragiques de la décolonisation d'Haïti et des Afriques » écrit-il, dans cette lettre ouverte, au maître de toujours.

Car Césaire enseignait au jeune poète pourquoi écrire encore, quand Haïti est « une éponge gorgée de sang ». Après l'esclavage et son Code noir, c'est la violence incessante, la répression, l'oppression. La dictature des Duvalier met le pays à feu et à sang et restaure les temps terrifiants de l'esclavage ; le romancier haïtien Jacques-Stephen Alexis meurt sous la torture, en 1961, et beaucoup d'écrivains haïtiens qui veulent travailler librement s'exilent. Parmi eux Jean Métellus, né à Jacmel, comme Depestre et, comme lui, exilé en France.

Alors Depestre met ses espoirs dans le marxisme et croit faire ses adieux à la négritude pour entrer dans l'ère de la révolution. « J'étais d'accord avec Sartre, écrit-il, quand, dans son texte célèbre, "Orphée noir"*, il prévoyait le jour où la négritude trouverait sa naturelle dissolution dans l'universalisme de la révolution. Je croyais inévitable le processus mondial de mutation d'identité qui conduirait les cultures héritées de l'Europe et de l'Afrique à inventer, sous les effets d'un métissage librement assumé, une échelle de valeurs qui fasse une place royale à la rénovation des concepts de liberté, nation, justice, droits de l'homme et du citoyen, tolérance, solidarité, compassion, tendresse, civilité, y compris le renouvellement de la notion de sacré qu'on trouve dans les fondements historiques de toutes les cultures de la terre. »

Âpre à l'étude du sacré, Depestre étudie notamment la « foi des Haïtiens » au travers du vaudou, dont Encore une mer à traverser retrace l'histoire, depuis la première cargaison d'esclaves noirs déportés, en 1503, vers les mines d'or d'Hispaniola. Loin de faire de ce culte – qui associe le « Bon-Dieu-Bon » de la religion catholique apostolique romaine et les esprits vaudous, issus de l'expérience des dieux africains, les « loa » – « un simple produit de transplantation issu du seul déplacement des dieux du continent africain au continent américain », l'analyse poétique et révolutionnaire de Depestre institue le vaudou comme « la riposte motrice » des esclaves noirs à la violence du régime esclavagiste, tout comme la langue créole, les contes, le folklore, le carnaval, autres composantes majeures de l'identité haïtienne.

Comme les vaudouistes, René Depestre « danse les malheurs d'Haïti » tout au long d'une œuvre romanesque qui « voudrait abattre les murs de la barbarie » sous les coups d'une langue plus que lyrique, « mystique et polyflore », sous la poussée de son emballement viscéral pour la création. Depestre est toujours flamboyant dans son verbe et sa totale liberté d'expression, à la fois mythique et concrète, réelle et surnaturelle, délirante, spiralée, verte, crue et d'une infinie vitalité. Encore une mer à traverser donne de précieuses clés pour comprendre comment ce francophone, qui gagna la langue française « par les coups de nerf de bœuf qu'un instituteur breton assénait à [ses] jambes sans défense » est reconnu aujourd'hui comme l'un de ses maîtres et lui fait prendre le grand large.

Régine Detambel 



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Editions La table ronde, 2005
Collection "Vermillon"
200 pages, 17 €








* « Orphée noir »,
Jean-Paul Sartre,
préface à l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française par Léopold Sédar Senghor,
PUF, 1948