Eugène DURIF

Laisse les hommes pleurer


Dans les années soixante, Michel Debré, alors député de l’île de la Réunion, envoie des centaines d’enfants de l'île dans des familles de la Creuse pour repeupler ce département. C'est cet épisode historique méconnu qui sert de trame à l'histoire de deux gamins sans famille : Léonard, père mort, abandonné par sa mère a été tout d'abord placé dans un foyer avant d'arriver en Creuse chez les Landry. L'autre, Sammy, petit Réunionnais de dix ans dont la mère a quitté la mère malade a été arraché aux siens par les services sociaux, séparé de son frère, expédié en France dont il parle à peine la langue pour une existence meilleure en métropole. Les deux gamins se retrouvent donc dans la même ferme, avec un galetas jeté à terre dans la grange pour toute chambre. Privés d'école, ils doivent mériter leur maigre pitance en effectuant du lever au coucher du soleil de durs travaux les laissant harassés, anéantis. A cette aune-là, transis de froid, perclus de souffrances, seuls et terrorisés ils ne résistent que grâce à l'amitié quasi fraternelle qui les unit. Les confidences et leurs rêves d’enfants chuchotés dans le noir rendent la nuit moins froide. « Le soir, il me parlait. A me raconter comment c'était là-bas d'où il venait. Avec des mots souvent que je ne comprenais pas, mais ça ne me gênait pas. J'écoutais, ça me faisait rêver, sa voix que j'entendais dans le noir, et tous les soirs j'étais bercé par ses histoires, on était serrés l'un contre l'autre, à se tenir un peu chaud, moi, je ne disais pas grand-chose, jamais eu beaucoup d'imagination, je l'écoutais...Mets ta tête sous les draps, plus personne ne te verras. »

Mais quand, après une scène plus violente encore qu'à l'ordinaire Sammy fugue et revient entre deux gendarmes, l'assistante sociale vient y voir de plus près et s'inquiète des absences scolaires de ces deux enfants sans chaussettes en plein hiver... Les "Thénardier" creusois craignant de perdre leurs main-d’œuvre gratuite s’exécutent. Avec l'école, les gamins retrouvent un semblant de vie normale et se lie avec une camarade de classe qui, en complicité avec son père, prof marginal venu ici chercher l'isolement, les prend sous sa protection. Les enfants alternent ainsi leçons et apprentissage sous la tendre tutelle d'une jeune institutrice, amitié indéfectible de Célimène, surnommée "la bohémienne" par les autres élèves, bienveillance attentive du père et leur deuxième fraction de vie faite de rudes travaux sous les ordres du rustre et violent taulier qui ne les lâche pas. « A moi, plutôt calme, il me venait par moments des bouffées de haine. Je me voyais fuyant cette ferme après y avoir mis le feu, dans les cris des animaux et de humains mêlés, et les craquements de charpente qui s'effondrent. Ou bien, juste, des cailloux à la main, cassant méthodiquement tous les carreaux avant de prendre le large. »
Suite à une nouvelle fugue, les deux garçons seront réintégrés en foyer avant d'être dispersés dans de nouvelles familles d'accueil dont nous ne saurons rien.

Quand le roman commence, Léonard , le narrateur, est gardien de prison depuis vingt-cinq ans. Brutalement, ce métier qu'il a pourtant choisi il ne le supporte plus. « J'avais préféré ça à l'usine ou la pêche. La sécurité de l'emploi. » Pris de compassion envers les détenus, il souffre aujourd'hui d'être confronté à l’injustice quotidienne du milieu carcéral. Ses collègues, son directeur remarquent vite les changements dans son comportement et il est aussitôt blâmé pour sa proximité avec certains détenus dont Selim. « Il était somalien. Il s'était retrouvé là uniquement parce qu'il n'avait pas de papiers, on ne savait pas quoi en faire. (...) Lui, ce n'était pas la même chose, je voulais l'aider, je ne voulais pas le voir pourrir comme les autres. On voyait bien que sa place n'était pas là. ».
Comme le frère symbolique de Sammy. La résurgence de ce souvenir suffit au gardien déstabilisé pour sombrer dans la dépression. Il consulte médecin, psychothérapeute, pour essayer de se reprendre mais la dégringolade continue. Il se bat pourtant et aimerait bien arrêter ces petites pilules roses qui l'engourdissent, se construire un nouvel avenir avec la fragile Hélène, même si leur couple ressemble plus à l'addition de deux solitudes qu'à une histoire d'amour. Mais la brèche est ouverte et le passé et ses fantômes reviennent en force ravivant les anciennes blessures.
« Jusqu'à présent, j'avais voulu plutôt oublier, l'enfance, tout ça, une sale période, enfouir tout ça. » Il comprend alors que c'est le chemin de l'enfance qu'il lui faut explorer avant de pouvoir envisager toute possibilité de reconstruction. Lors de la perte de son emploi, Léonard part donc pour la Creuse à la recherche de Sammy, ce double, ce presque frère oublié. « On ne se l'était jamais dit, mais avec Sammy on savait bien que, s'il n'en restait qu'un, on serait celui-là. Le genre de choses que l'on ne peut oublier. Si la vie s'était chargée de nous séparer, il demeurait comme un appel de l'autre, quelque chose qui ne pourrait jamais nous séparer complètement. C'est sûr, j'avais besoin de le retrouver. » Commence alors un long chemin à l'issue duquel il retrouvera ses souvenirs et son camarade d'autrefois resté sur place.
Pendant ce temps, Sammy, prisonnier semi-volontaire dans un hôpital psychiatrique , s'abîme dans la nostalgie de sa famille et de son île perdues. Pour échapper à l'hostilité du monde, l'homme s'est réfugié dans le silence et compte dans sa tête, consciencieusement, les petits oiseaux. Pour la conversation et la tendresse, il a son chien Roméo constamment niché entre ses bras.
L'accueil est rude : « Et toi, Léonard, qu'est-ce que tu viens chercher, je me berce tout seul depuis longtemps de tous ces souvenirs, de tout ce qui me revient, je n'ai pas besoin de toi, qu'est-ce que tu attends donc, faux frère ! »

Leonard n'a pas fait cette démarche difficile et tous ces kilomètres pour se retrouver face à un mort-vivant alors il s'obstine. Il entraîne le malade hors des murs de l'institution, le conduit sur les lieux de leur enfance, évoque les moments partagés, la ferme, l'école, l'institutrice et les bagarres dans la cour, Celimène, la cabane au fond des bois où ils se réfugiaient tous trois, pour le réveiller à la vie et à leur passé commun. Sur un vieil air de blues ces deux-là finalement se retrouvent. Les vannes s'ouvrent libérant le flot des mots retenus trop longtemps, les souvenirs profondément enfouis, la souffrance jamais éteinte d'être orphelin mais aussi la beauté, la gaieté et la tendresse de Celimène et les moments forts vécus ensemble. Une pause chaleureuse où chacun ouvre son cœur à l'autre entre nostalgie et état des lieux pour tenter de comprendre et de donner un peu de sens à ce qu’ils ont pu vivre.

Si le voyage de Léonard sur les traces de son passé est bien réel il se double vite d'un autre plus intérieur, initiatique. Le métier de gardien de prison choisi par notre homme s'inscrivait logiquement dans la marge du monde mais il lui faut maintenant plonger au plus profond de lui pour renaître. Mais, quand on a enterré ses souvenirs et ses sentiments pour survivre face à l'adversité, quand, trop habitué à ravaler ses larmes, on s'est tu avec fatalisme lors du divorce devant l'éloignement de ses quatre enfants aimés, la démarche de revenir sur soi et ses douleurs anciennes, d'accepter de se laisser aller à en pleurer, est longue et pénible.

Sammy, lui aussi, condamné à perpétuité à la désespérance du paradis perdu, a choisi sa fuite.

Car rien, jamais, ne pourra réparer ce drame-là, l'abandon d'une mère. « Est-ce que vous avez tiré pour m'arracher de ce ventre où vous ne vouliez pas que je demeure ? Suis-je resté recroquevillé contre vous, un peu dégoûtant de ce sang qui était le notre à tous les deux ? Y-a-t-il eu de votre part un geste qui aurait pu ressembler à de l'amour ou à quelque chose d'approchant ? » Pas de rémission, pas de consolation pour ces enfants emmurés à jamais dans leur impossibilité de vivre et d'aimer. Le bonheur n'apparaît fugace que pour s'autodétruire aussitôt en séparation douloureuse, celle avec la mère ou celle avec Célimène, la tendre camarade de classe. Les femmes, grandes absentes du récit, ne paraissent qu'en creux : les mères, l'amie dont on les sépare, les épouses qui les quittent, Hélène trop souvent absente à elle-même. Il n'y a pas d'épaule où s'appuyer, pas d'amour, juste une sexualité animale où le corps de l'autre n'est plus qu'un objet. Pas d'issue. Tous les personnages du roman semblent pareillement enfermés dans leur solitude et inéluctablement entraîné vers leur perte et le désenchantement du monde s'insinue partout; comme les «musiques poisseuses, lancinantes et lasses» de la fête foraine qui s'achève. Quand les lumières s'éteignent, il ne reste plus rien.

Cette histoire d’abîmés de la vie, doublement victimes du sort entre la perte des parents et le placement comme travailleurs de force, est construite en deux temps mais aussi à deux voix. Le récit navigue de l'enfance des deux protagonistes à leur présent. Le récit réaliste, violent parfois, dont Léonard débobine le fil précautionneusement est relayé et comme habité en filigrane par la présence silencieuse de Sammy, être innocent et quasi-poétique, par son étrangeté absolue au monde et sa manière toute personnelle d'avoir suspendu le temps pour demeurer dans son cœur à jamais le petit garçon entouré de sa famille, là-bas, dans cette île qu'il se réinvente à loisir.
L'écriture est simple, volontairement proche du style oral, les dialogues s’enchaînent de façon fluide, et le récit, qui semble souvent être raconté par une voix d'enfant, en est d'autant plus touchant.
Mais, en dramaturge talentueux, Eugène Durif transcende ici ses personnages, par un procédé d'intertextualité, qui renvoie aux livres fétiches de Leonard, Les misérables de Victor Hugo et Sans famille d’Hector Malot, et par le choix d'un contexte historique bien précis. Au-delà de l'histoire singulière de ces deux êtres de fiction, c'est ainsi le destin de toute une génération d'orphelins français ainsi abusivement "déplacés" et, plus largement encore, les orphelins de tous temps et sous toutes les latitudes qu'il évoque. Un texte universel sur tous ces enfants cabossés par la vie, privés dès le départ de tout et surtout de l'essentiel : la capacité à être et à pleurer.
Un roman âpre et douloureux, chargé de compassion et d’une profonde humanité, bouleversant par sa pudeur et sa simplicité.

Dominique Baillon-Lalande 
(09/03/09)    



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Editions Actes Sud

130 pages - 16 €