Ben ELTON

Amitiés mortelles



Comme beaucoup de polars, celui-ci débute par une scène de crime. Et quel crime... la victime est morte des suites d'une hémorragie occasionnée par... plus de trois cents minuscules piqûres, dont la gravité a été augmentée par l'administration d'un anticoagulant. Les investigations du médecin légiste révéleront, ultérieurement, que la perversion du meurtrier ne s'arrêtait pas là. Mais quelque chose dans l'incipit – une ironie, un infime grincement de ton – suggère que le romancier ne va pas s'en tenir à une histoire criminelle biscornue :
Au cours de leur carrière, les enquêteurs avaient rarement croisé meurtre aussi abominable.Un salaud s'était fait massacrer, et le moment le plus affreux de son affreuse existence avait sans aucun doute été sa mort.

De fait, poursuivre la lecture s'avère sacrément décapant... D'abord, pour évoquer l'évidence première, parce que le lecteur est invité à suivre une affaire de meurtres en série – ce qui en soi allèche d'emblée l'amateur du genre – où les modes opératoires sont particulièrement atroces, pervers, et moins révélateurs du "profil" du meurtrier que de ses victimes. Ensuite parce qu'à ce menu, qui déjà infléchit un peu les motifs les plus marqués des romans de serial killer, viennent s'ajouter des mets détonants et inattendus dans un récit de ce type qui ne semble pas même afficher de volonté pastichiste : l'antihéroïsme de l'enquêteur, un jeune trentenaire malingre, obnubilé par sa piètre stature, son poil roux et son amour secret pour sa coéquipière – lequel n'est jamais absent de ses pensées, même aux plus troubles moments de son enquête –, de longs passages retracent des nostalgies de potaches dignes des Jours heureux – mais d'autres, plus douloureux, témoignent de ce que les "bonnes blagues d'ado" sont parfois les pires tortures que l'on puisse imaginer. Mêlé à cela, des scènes de sexe hard core – la petite séquence SM entre Helen et Ed est graveleuse à souhait... et des fixations récurrentes, tant chez les femmes que chez les hommes, sur le volume et l'aspect des poitrines féminines, entre "nibards" et "nichons", en passant par des "seins" moins irrévérencieux... et plus anatomiques.

Se remarquent aussi dans le texte des traits d'esprit – pour autant que la traduction permette d'en juger – et des choix de noms pour le moins signifiants. Deux d'entre eux, en particulier, interpellent par l'antinomie qu'ils installent entre le patronyme et la psychologie prêtée au personnage : Helen Smart, la punkette hyper politisée, un peu boulotte adolescente puis mincie, aimant à s'automutiler tant elle est mal dans sa peau, goûtant des pratiques sexuelles un rien déviantes ; et Adam Bishop : un nom à consonance bien religieuse (en anglais, bishop signifie "évêque", quant à Adam, la référence biblique est évidente) pour quelqu'un qui a l'allure du type qui donne envie de changer de trottoir, et dont toute personne un tant soit peu raisonnable évite de croiser le regard.

Mais pour apprécier pleinement ce mélange fortement épicé encore faut-il dire quelques mots de l'intrigue qu'il habille... Tout commence donc par la découverte du corps d'Adam Bishop, perforé d'une multitude d'infimes piqûres par lesquelles il s'est vidé de son sang pendant des heures. C'est l'inspecteur Edward Newson, du New Scotland Yard, assisté du brigadier Natasha Wilkie, qui est chargé de l'enquête. Perturbé par le mode opératoire du tueur et par l'absence totale d'indices, Newson ne parvient pas à adhérer à l'hypothèse d'une vengeance ou d'une relation SM qui aurait mal tourné. Mû par ses réflexions, il explore les archives de la police et exhume trois crimes non élucidés ayant des points communs avec celui-ci. Pendant ce temps, les meurtres atroces et sans indices se poursuivent; la certitude qu'un psychopathe est à l’œuvre s'accroît... et Ed Newson passe son temps libre à ce connecter au Temps des Copains, un site internet par le biais duquel des adultes nostalgiques tâchent de retrouver leurs camarades de classe. Il reprend ainsi contact avec Helen Smart, son amie, et Christine Copperfield, la fille qui le faisait fantasmer – avec lui toute la troupe des mâles du lycée. De connexion en connexion, il réalise que le Temps des Copains n'a pas été pour tout le monde celui des rêves et de l'aventure, des moments sympas et des bonnes blagues entre potes. Certains y ont laissé leur innocence, leur confiance en l'Autre – et, pire, leur santé psychologique quand ils n'ont pas frôlé la mort. D'un lieu de rendez-vous virtuel et bon enfant, Le Temps des Copains devient le cercle oppressant de règlements de compte par messages interposés.

L'on saura gré à l'auteur d'avoir banni de son récit ces interchapitres en italiques censés immerger le lecteur dans l'intériorité du tueur, si fréquents dans les romans de serial killer et qui, trop souvent, "vendent la mèche", en disent trop long sur le coupable avant que celui-ci commence d'être soupçonné par les enquêteurs.
En grand maître es polar, Ben Elton, sans avoir au préalable laissé soupçonner quoi que ce soit, livre le nom du coupable au tout dernier moment – et ce n'est pas une formule convenue : le vrai coupable n'apparaît à visage découvert que neuf pages avant le point final... Et comme si cela n'était pas assez remarquable, l'auteur a gardé un ultime rebondissement pour la fin, rehaussé par ce je-ne-sais-quoi d'acerbe et de grinçant qui parcourt le livre et lui donne son sel, sous-jacent à presque toutes les situations narratives...

L'on trouve donc dans ce roman du sexe SM, des scènes de crime si abominables que l'on songe à des séries B cultivant l'atroce pour lui-même sans souci de vraisemblance, des situations amoureuses dignes des plus tendres comédies sentimentales, des passages où domine un cynisme drolatique et, se frayant parmi tout cela un chemin somme toute assez facile à suivre, une véritable enquête policière, nourrie de tous les ressorts habituels : recherches d'indices, rapports d'autopsie, interrogatoires de voisinage, recoupements entre différentes affaires...etc. A ce mélange des plus surprenants, ajoutons encore le thème prégnant de l'adolescence, sempiternel lieu de nostalgie et de refuge pour les uns, nœud de leurs pires cauchemars mués en névroses pour les autres. Puis, à déchiffrer entre les lignes, un portrait sans concession de la société anglaise : l'on obtient une esquisse approchant à peu près ce qu'est Amitiés mortelles. J'écris bien "approchant à peu près". De toute façon, rien ne vaut une découverte par soi-même de cette bien curieuse contrée romanesque, dont l'aspect le plus étonnant reste l'incroyable maestria avec laquelle Ben Elton a construit son intrigue policière et architecturé le suspense – la tension et les doutes infligés au lecteur ne faiblissent jamais jusqu'à ce que le coupable soit nommé – tout en entrelardant son récit d'obsessions mammaires et de préoccupations sentimentalo-sexuelles parfois drôles, souvent émouvantes...

Il y a certes de quoi être un peu déstabilisé par un tel foisonnement, et tant de disparités de registre. Mais si l'on précise que Ben Elton a, entre autres, participé à l'écriture des séries télévisées Blackadder et Mr Bean ; si, de plus, on daigne garder bien présent à l'esprit que l'Angleterre est à la fois le berceau de Benny Hill et du très fameux "humour anglais", compris de ce côté-ci de la Manche comme le comble de la drôlerie intelligente, raffinée et pince-sans-rire, le climat et le ton atypiquement hybrides d'Amitiés mortelles paraîtra nettement moins déconcertant...

Isabelle Roche 
(26/06/07)    

Vous pouvez aussi lire régulièrement des articles d'Isabelle Roche sur le site www.lelitteraire.com


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Noir & polar








Ed. Belfond "Noir", 2007
432 pages, 20 €

Traduit de l'anglais par
Alain Desfossé








Né à Londres en 1959, Ben Elton est aussi scénariste pour le cinéma et la télévision. Son roman Popcorn (paru en France aux éditions de l'Archipel en 1999) a reçu le Crime Writers' Association's Golden Dagger Award.
Amitiés mortelles est son cinquième roman traduit en français.