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François EMMANUEL

Cheyenn


Dans un premier film, un documentaire sur les SDF, le narrateur, réalisateur connu, a filmé par hasard Samuel Montana-Touré, alias Cheyenn. La séquence sur ce personnage mystérieux au visage étrange dure moins d'une minute mais les images en sont restées fixées dans sa mémoire. Quand l'homme métis, et non natif américain comme ses vêtements pourraient le laisser penser, est sauvagement assassiné dans l'usine désaffectée qui lui sert d'abri, le cameraman choqué décide de réaliser un second film sur ce personnage entraperçu. Ce n'est pas ce meurtre barbare sans mobile apparent qui l'intéresse mais la personnalité de ce jeune marginal qui avait su capter son regard. Il voudrait traverser l'image prise autrefois, filmer le "hors-champ" et tenter de rendre à cet homme son identité, sa part d'humanité perdue. "L'intérêt du second film pouvait aussi tenir à ces bégaiements de la reconnaissance, ces traces éparpillées dans les mémoires et qu'il fallait sans cesse arracher au néant."

Il revisionne alors inlassablement les séquences enregistrées, interviewe Lukakowski, autre locataire de l'usine et "vedette" du premier film, tente de contacter les skinheads suspectés d'être les meurtriers, se rencarde auprès de l'inspecteur chargé de l'enquête, un fonctionnaire que sa démarche ne laisse pas indifférent et qui, en échange d'un visionnement de la séquence dédiée à la victime dans le premier film, lui lâche que celui-ci, contrairement à de nombreux sans-abri, n'était pas seul au monde. Il retrouve alors l'adresse d'une sœur dans le nord de la France, s'y rend pour une visite surprise qui s'avérera désagréable et ne lui apprendra rien.

Alors il erre, marche sur les traces de l'Indien, de la gare au centre de tri postal, de l'écluse au terre-plein des conteneurs, dans un paysage de "désolation urbaine". Les pistes à exploiter restent minces. Les SDF, comme tout exclu de cette société, se fondent dans le paysage pour se faire oublier et d'eux on sait peu de choses.
L'enquête obstinée et patiente qu'il poursuit le mène cependant dans un centre d'hébergement, le cabinet d'un psychiatre, un centre social d'où il repart enfin avec le prénom et les coordonnés d'une femme qui aurait eu des liens avec le "malade".

Quand il retrouve la farouche Mauda, il sent qu'il ne s'est pas trompé. La femme a bien connu le personnage qui errait dans les rues en collectant des objets hétéroclites, écrivant d'obscurs poèmes qui n'avaient de sens que pour lui. Certes, de prime abord, elle hésite à parler. Revisiter la période sombre qu'elle a vécue avec cet homme dont elle a partagé quelques mois la vie et qu'elle a aimé, l'effraye. Mais l'obstination et la sincérité du réalisateur auront avec le temps raison de ses réticences. "Jusqu'à ma rencontre avec Mauda il manquait toujours quelque chose : il manquait le souffle, la présence humaine de Cheyenn, non pas un cas, un sujet, une image, mais un homme, avait-elle dit, un homme que l'on pouvait aimer." Elle lève alors un pan du voile qui recouvre l'histoire de celui qui, avant Cheyenn, se faisait appeler "Sweet medecine" puis "Wounded eye" (œil blessé), celui qui "voulait rassembler les morceaux du grand tissu rapiécé de la ville". Elle "ouvre d'un coup l'espace de la légende, le territoire de l'homme sauvage".

Alors, grâce à la complicité de Mauda et à sa participation au projet comme comédienne, le réalisateur parviendra, non à combler toutes les zones d'ombre, mais à réaliser un film où, par son regard bienveillant et respectueux, il tente de redonner une identité et un peu d'humanité à cet être différent et condamné d'avance. A lui rendre, en quelque sorte, justice.
"Monte alors un chant amérindien tandis que défile le générique de fin, une mélopée entre chant et cri, comme un relent de joie sauvage sous le glas du tambour."

Le récit nous offre, au fil de l'avancement de l'enquête, une incursion dans des sociétés aussi diverses que celle, étriquée et apeurée, de la sœur dans son petit pavillon face au terril, celle de la télévision où l'argent et l'audimat font loi, celle sans espoir des sans-abri et des laissés-pour-compte et celle des services sociaux dépassés par l'ampleur de la tâche. Mais si la médiocrité et les dysfonctionnements de nos villes sont bien pointés du doigt, le réel intérêt du roman n'est pas là.
L'essence du roman vient du personnage même de Cheyenn, de la quête insensée de cet homme enfermé dans sa folie, qui, emportant dans l'au-delà ses secrets avec lui, conservera finalement tout son mystère. Une recherche et une exigence de sens si forte que le réalisateur lui-même la reprendra à son compte dans son entreprise. C'est toute une leçon de vie qui, à travers cette mission symbolique dont il s'est chargé, se cache derrière ses démarches et ses mots, "Respect" et "Bienveillance" se trouvant positionnés en tête du manuel qu'il tente d'écrire.
Au final, le cinéaste en pointant son objectif, la comédienne par ses paroles, parviennent à restituer une certaine dignité et une histoire à cet Indien des villes, cassé et magnifique, dont le meurtre est passé inaperçu.
L'écriture sait, comme le personnage du réalisateur/narrateur, se faire simple et discrète, trouver les mots justes pour dire l'essentiel.
Un bon roman qui fleure bon l'humanité.

Dominique Baillon-Lalande 
(05/09/11)    



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Editions du seuil

128 pages - 14 €





François Emmanuel
vit en Belgique. Auteur d'une quinzaine de romans, il a obtenu le Prix Rossel pour La Passion Savinsen (Stock et Livre de poche).






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de l'auteur :
www.francois
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