Retour à l'accueil du site






Mathias ÉNARD

Rue des voleurs


L'histoire se déroule lors du printemps arabe. Lakhdar est un jeune Marocain de dix-sept ans qui demeure à Tanger dans une famille musulmane traditionnelle. Les prières n'empêchent pas le jeune homme avide de liberté et d'épanouissement, d'aimer les livres et les langues qui sont pour lui comme une invitation au voyage, d'être troublé par les charmes de la voisine. Avec son ami Bassam, un être frustre et gentil, ils lorgnent les belles touristes qu'ils sont incapables d'aborder, rêvent d'embarquer pour l'Europe et d'y faire fortune.

Quand son père le surprendra au lit avec sa cousine Meryem, juste après leur premier et unique rapport sexuel, son monde va basculer. Banni par sa famille, trop orgueilleux pour demander pardon, il part vivre dans la rue comme un vagabond. Quand exsangue, il se résout à revenir sur Tanger, il est, grâce à l'aide d'un Bassam "revenu dans le droit chemin", recueilli par le "Groupe musulman pour la Diffusion de la Pensée coranique". Contre chambre et salaire, il y vendra à la sortie de la mosquée les commentaires du Coran ou "La sexualité dans l'Islam", cet ouvrage très populaire "sans doute parce que tout le monde pensait qu'il y aurait du cul, des conseils de position, ou des arguments religieux de poids pour que les femmes admettent certaines pratiques". Une charge pas très lourde, qui convient à celui qui apprécie la prière et le calme du lieu, et lui laisse toute liberté pour lire les romans noirs qu'il aime et circuler en ville à la rencontre des touristes. C'est ainsi qu'il fait la connaissance de Judit, une Catalane qui, pour perfectionner l'arabe qu'elle étudie à l'université, est venue là en vacances pour quelques jours. Une idylle timide naît entre eux. Puis les événements se précipitent : la jeune fille échappe de peu à un attentat Place Argan à Marrakech, revient le voir, l'invite à son hôtel... Une vraie rencontre.

Mais Lakhar s'inquiète depuis quelque temps de voir la mosquée se transformer en ruche de barbus et en plateforme d'expéditions punitives, voit le guide et les siens se volatiliser le laissant seul dans une maison qui peu de temps après est incendiée.

Alors qu'il a financièrement un peu de temps pour voir venir, le sort lui sourit. Un Français repère ce jeune homme lisant du Manchette en terrasse de café et le recrute en zone franche pour effectuer la saisie informatique au kilomètre de documents ou de livres patrimoniaux pour l'hexagone. Un travail séduisant qui est payé au lance-pierre même si le patron s'avère plutôt compréhensif. Il y découvrira quelques textes (dont les Mémoires de Casanova) avant de s'atteler aux fiches biographiques des soldats de la Première guerre mondiale. Bassam parfois, sous diverses identités, lui donne signe de vie...

Un bref séjour amoureux en Tunisie avec Judit, le laisse en attente. Les lettres et les e-mails ne parviennent plus à remplacer son parfum et sa chaleur et il se prend à rêver de la rejoindre à Barcelone pour une nouvelle vie. Par affection, son patron l'aide à entrer comme matelot chez un armateur de ses connaissances sur un de ces ferries qui parcourent le Détroit de Gibraltar, de Tanger à Algésiras, deux fois par jour. Mais s'il se retrouve enfin en Espagne, notre héros reste du mauvais côté de la barrière des douanes, à la porte de l'Europe. Il faut que le bateau soit saisi par les douanes pour impayés et reste à quai de longs mois, pour que le jeune homme, non sans hésitation, finisse par se faufiler clandestinement en ville.
Un marin lui a glissé l'adresse d'un entrepreneur de pompes funèbres qui pourrait éventuellement lui fournir du travail quelque temps, sans être trop regardant. Cruz, le patron, se fait un confortable chiffre d'affaires en se chargeant de l'identification des cadavres de réfugiés noyés dans le détroit de Gibraltar et de la restitution des corps auprès de la famille restée au pays.
Lakhdar, sans papiers et enfermé jour et nuit dans la morgue, est dégoûté par sa tâche. Cet homme étrange qui, gorgé de whisky, se repaît des scènes de guerre et de torture diffusées sur son écran, le terrorise. Le décès du croquemort libère le jeune Marocain qui en profite, non sans avoir récupéré argent et passeport, pour reprendre son périple. "Après l'argent du Cheikh Nouredine, celui de Cruz, comme si Dieu s'arrangeait toujours pour me donner les moyens de mon voyage ; je mangeais dans la main du destin". Barcelone et sa princesse Judit l'attendent.

Enfin parvenu à destination, il échoue dans une pension du quartier interlope et miséreux du "Raval". Dans la rue des voleurs où règne drogue et prostitution, les policiers qui évitent de s'aventurer ne viendront pas le chercher. C'est dans une ville gagnée par la récession et la colère des Indignés, que le jeune homme retrouve Judit en militante affaiblie au cœur d'une société espagnole en pleine crise : "L'Europe admettait-elle qu'elle n'avait pas les moyens de son développement, que ce n'était qu'un leurre, qu'en fait l'Espagne était un pays d'Afrique comme les autres et tout ce que nous voyions, les autoroutes, les ponts, les tours, les hôpitaux, les écoles, les crèches, n'était qu'un miracle acheté à crédit qui menaçait d'être repris par les créanciers ?"
À travers les propos d'autres clandestins, le jeune homme prend conscience qu'en France aussi on trouve aujourd'hui "des bataillons de pauvres auxquels on distribuait des tentes individuelles pour qu'ils dorment à même le trottoir, au beau milieu des rues", face à une "droite française [qui] voulait fermer les frontières, se bander les yeux avec un drapeau tricolore et être étanche à tout, sauf au pognon."

L'auteur, en trois parties correspondant à Tanger, l'Andalousie et Barcelone, suit les errances de son personnage, se coule dans son regard, le confronte à l'adversité, à la mort, à l'actualité en ébullition, sans jamais, ou presque, tomber dans l'argumentation ou l'explication.
Il s'en tient à un parti pris de questionnements, d'observation du monde des deux côtés de la Méditerranée avec ses pathologies et ses évolutions, dressant de tout cela un simple constat à l'état brut, juste teinté d'inquiétude.

Mathias Énard, à travers ce roman d'initiation d'un jeune Marocain, dresse le portrait de toute une génération d'adolescents arabes qui fréquentent la mosquée, sont sensibles à la beauté du Coran, mais profitent de leur temps libre pour boire une bière et mater les filles et rêvent d'émancipation, d'argent et d'Europe. Contradictions qui, conjuguées à la misère, semblent nourrir ce désir de changements sociaux et politiques générateur de ce qui fut nommé dans la presse occidentale le "printemps arabe". Et face à ces "révolutions" islamistes de Tunisie ou d'Égypte, à la montée de l'intégrisme dans l'ensemble du monde arabe, les effets de la crise économique font vaciller l'Europe, rejetant en marge sa jeunesse, générant pauvreté et manifestations des Indignés. Et si ce livre était celui d'une génération trahie, sacrifiée, également, d'une rive à l'autre de la Méditerranée ?

Pourtant Lakhdar, tout à ses désirs de liberté, son amour, ses doutes ou sa culpabilité, n'a suivi l'agitation du monde arabe qu'en observateur distant et ne comprend pas plus la grève générale qui bloque la capitale catalane. Comme un Candide moderne, il marche sur les traces d'Ibn Battuta, grand voyageur arabe du XIV e siècle dont le seul but était de parcourir le monde sans entraves. Un nomade amoureux des livres et des mots, "seul endroit sur terre où il fasse bon vivre", en décalage permanent avec ce qui l'entoure.
"Je suis ce que j'ai lu, je suis ce que j'ai vu, j'ai en moi autant d'arabe que d'espagnol et de français, je me suis multiplié dans ces miroirs jusqu'à me perdre ou me construire, image fragile, image en mouvement."

Les personnages secondaires (amis d'enfance, islamistes, employeurs, marins, étudiants) croisés par le protagoniste principal lors de ses pérégrinations sont souvent aussi énigmatiques que lui, aussi perdus, et chaque étape de la fuite vers Barcelone est l'occasion d'un tableau dynamique d'un milieu social différent qui, de façon récurrente, illustre l'exploitation des déshérités, des exilés, des simples, par ceux qui détiennent le pouvoir, religieux ou économique.
Les situations sont parfois rocambolesques, comme dans tout bon roman d'aventure, et on ferme volontiers les yeux devant les invraisemblances factuelles surgies ça et là, allant même jusqu'à en sourire, pour ne pas risquer de rompre le charme qui nous berce.
L'auteur conduit son roman de main de maître avec une langue fluide, un souffle puissant et un rythme vif. Énard, éternel conteur, navigue ici entre récit de voyage, d'errance ou d'exil, chronique du réel, social, économique et politique, immersion dans les textes sacrés, la littérature classique arabe et le polar, et la traversée est belle. S'attaquant pareillement à l'intégrisme religieux et aux dérèglements du libéralisme phagocyté par la finance, deux chemins différents qui mènent pareillement à la misère, génèrent l'injustice et l'aliénation, il centre son récit sur l'être humain et la jeunesse. Et s'il se permet des incartades poétiques c'est pour, avec intelligence et sensibilité, placer, face aux dérives du monde réel, comme un antidote, l'humanisme et la culture.

C'est un roman singulier que nous offre ici Mathias Énard : s'inscrire dans la réalité immédiate (printemps arabe, mouvement des Indignés, élection présidentielle en France) sans aucune distance possible est un pari difficile. Mais c'est là qu'avec son personnage principal "contemplatif " et décalé, l'appui qu'il prend sur la trame du roman d'aventure, la délectation communicative qu'il ressent en truffant le récit de références littéraires et poétiques de la civilisation arabe classique, l'auteur transforme son sujet en littérature et avec talent.
Actes Sud a doté Rue des voleurs d'une couverture superbe et en parfaite adéquation avec le roman.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/10/12)    



Retour
Sommaire
Lectures









Éditions Actes Sud

(Août 2012)
256 pages - 21,50 €








Portrait © Mélania Avanzato
Mathias Énard,
né en 1972, a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié cinq romans chez Actes Sud et obtenu plusieurs prix dont le Prix Décembre et le Prix du Livre Inter 2009 pour Zone et le Prix Goncourt des lycéens 2010.








Bio-bibliographie de
Mathias Énard
sur Wikipédia




Découvrir sur notre site
un autre livre
du même auteur :
Parle-leur de batailles,
de rois et d'éléphant




Prix Goncourt
des lycéens 2010