Michel FABER

La Rose pourpre et le Lys


Michel Faber a mis vingt-cinq ans pour écrire La Rose pourpre et le Lys. On ne s’en étonnera pas, à se plonger dans cette vaste fresque de la société victorienne qui a dû exiger des recherches considérables et qui subjugue grâce à son souffle, à sa profondeur, à sa parfaite maîtrise de l’art romanesque. Au centre rayonne la figure de Sugar, jeune femme prostituée dès l’âge de treize ans par sa mère. Grande, svelte, voire « efflanquée », les seins à peine formés, les cheveux roux et les yeux couleur de miel, elle a une beauté androgyne et atypique, très éloignée des canons victoriens. Sugar ne refuse jamais rien à ses clients, quoi qu’ils exigent d’elle, elle possède l’art de les flatter et se révèle capable de soutenir une conversation d’égal à égale, grâce à son intelligence supérieure et à ses vastes lectures. Mais, derrière cette complaisance de surface, elle dissimule une révolte démesurée qu’elle exprime dans un roman rédigé en secret.

Quoi qu’il en soit, ses qualités séduisent si bien William Rackham, héritier d’une riche entreprise de parfumerie, qu’il décide de se réserver exclusivement ses services, puis de l’entretenir sur un pied luxueux. Sugar comprend alors qu’elle doit se l’attacher définitivement en se rendant indispensable dans tous les domaines, pour s’intégrer étroitement à la « tapisserie » de son existence : elle lui donne, pour la conduite de ses affaires, les plus judicieux conseils, l’aide à rédiger son catalogue, à traiter avec ses partenaires commerciaux. Plus tard, il va jusqu’à l’introduire dans sa maison pour faire d’elle la gouvernante de sa fille, tâche dont elle s’acquitte d’ailleurs avec compétence et une réelle affection pour l’enfant. Et lorsqu’il décide enfin de se débarrasser d’elle, la jeune femme prend une décision aussi audacieuse que stupéfiante qui atteste son envergure exceptionnelle. La liberté, l’intelligence, l’énergie qui lui permettent d’échapper aux fatalités de sa condition donnent à son caractère une puissante originalité.

D’autres figures féminines habitent le livre, qui se révèlent également surprenantes : il y a d’abord Agnès, l’épouse de William, femme-enfant aussi ravissante qu’éthérée, qui n’a jamais surmonté le traumatisme de sa nuit de noces, prend ses saignements mensuels pour un phénomène pathologique et ressent une telle horreur pour le sexe et la maternité qu’elle va jusqu’à nier l’existence même de sa fille. Agnès est atteinte d’une tumeur cérébrale indécelable, qui explique sans doute en partie les troubles mentaux dont elle souffre : sujette à des crises au cours desquelles elle se comporte de façon aussi imprévisible qu’inconvenante, elle est persuadée que le monde du rêve est aussi réel que celui de la veille, et s’enfonce progressivement dans une forme de délire mystique. Face à elle, Emmeline Fox est une veuve pieuse et active, qui consacre sa vie à une « Société de Secours » vouée à la réhabilitation des prostituées. Animée par une compassion profonde et une foi qui ne doit rien aux conventions, elle est à mille lieues de la condescendance et de la bonne conscience satisfaite qui caractérisent trop d’âmes dites charitables, et se révèle elle aussi une figure aussi attachante qu’originale.

Les personnages masculins sont moins flattés. Henry Rackham, le frère aîné de William, qui se destine à devenir pasteur tout en craignant de n’en être pas digne, est un homme honorable et sympathique, dont la piété et la compassion sont d’une authenticité indiscutables. Mais son puritanisme et son inexpérience sexuelle ne l’en rendent pas moins un peu ridicule : amoureux d’Emmeline, il n’ose ni lui avouer son désir ni la demander en mariage, alors qu’elle partage ses sentiments, parce qu’il se sent coupable d’une concupiscence bestiale en réalité très innocente. Quant à William lui-même, malgré son égocentrisme et sa vanité, il inspire d’abord l’indulgence, ne serait-ce que par l’amour profond et incompris qu’il éprouve envers sa femme. Mais à la fin, son comportement odieux avec Sugar, à qui il doit tant, lui aliène définitivement la sympathie du lecteur.

Ces personnages aussi singuliers que complexes se détachent sur un fond de peinture sociale qui atteste également un grand talent de romancier : la société victorienne apparaît ici avec ses injustices révoltantes, ses privilégiés frivoles et ses bas-fonds ignobles où la prostitution se révèle pour une femme pauvre une activité plus avantageuse que les métiers « honnêtes », comme le travail en usine, tant ceux-ci sont harassants et misérablement payés. Enfin, l’intrigue évolue elle aussi avec une originalité surprenante et des péripéties toujours inattendues, jusqu’à une fin abrupte et totalement ouverte qui autorise les conjectures les plus extraordinaires. Quant à l’écriture, souvent très crue, elle permet de porter sur le dix-neuvième siècle un regard d’une étonnante modernité.

La Rose pourpre et le Lys n’est pas de ces romans que l’on oublie aussi vite qu’on les a lus. L’ampleur et la richesse de la vision, la virtuosité du récit, le relief et l’imprévisibilité des personnages en font une œuvre littéraire de premier plan.

Sylvie Huguet 
(25/02/07)    




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