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Pierre GAGNON

Mon vieux et moi


L'histoire est simple et courte. Le narrateur, après une carrière dans la fonction publique – rayon "aides sociales" – vient de partir à la retraite. Il n’a ni femme, ni enfant, et peut-être peu ou pas d’amis. Tous les dimanche, il visite une vieille tante dans une résidence pour personnes âgées. C’est là qu’il rencontre Léo, 99 ans, à qui il chipe régulièrement ses biscuits "Whippet". Au décès de sa tante, le fonctionnaire retraité s’ennuie, se sent inutile, repense aux moments passés avec Léo ; il vient donc lui proposer de l'héberger chez lui. Le vieux surpris mais accommodant se laisse convaincre d'unir leurs deux solitudes.

Mais accueillir chez soi une personne âgée n'est pas une mince affaire. Le service social s'en mêle avec moult vérifications et recommandations. « Seulement pour la salle de bain, elles s'étalaient sur plus de deux pages. (...) Des supports, des rampes, il en faudra partout. Une fois les travaux terminés, ma chiotte aura des allures de base de lancement. (…) Aucun signe d'affolement de ma part. Je ressasse les changements à apporter : ajouter des rampes, réduire la taille de la chambre. Acheter un nouveau malaxeur. (...) Faut vraiment vouloir aimer. »

Le nid est prêt pour abriter leur vie à deux, ce face à face du quotidien, avec couches, fauteuil roulant, sourires, menus cadeaux et repas partagés. Les anciens collègues sont surpris, dubitatifs. « Les vieux oublient, s'étouffent, font répéter, voient trouble, tombent, n'en veulent plus, en veulent encore, ne dorment plus la nuit, dorment trop le jour, font des miettes, oublient de prendre leurs médicaments, nous engueulent tant qu'on serait tenté de les engueuler à notre tour, pètent sans le savoir, répondent quand on n'a rien demandé, demandent sans attendre de réponse, échappent puis répandent, ont mal, rient de moins en moins, gênent le passage, s'emmerdent, souhaitent mourir et n'y parviennent pas... » Mais quand, curieux, ils font une petite visite de courtoisie, ils sont sous le charme et trouvent Léo formidable.

Le vieillard, il est vrai, s'adapte facilement, participe aux menus travaux, à sa façon, et n'est pas bien encombrant. Il s'est choisi la fenêtre du salon pour en faire son poste d’observation comme s’il s’agissait d’un écran de télé, parle peu mais écrit, quand les paroles non dites l'étouffent trop, de petits mots qu'il glisse dans une vieille malle commune achetée lors d'une brocante. Les enfants ont tous leur boîte à trésors. Quant à son "accompagnateur", il s'émeut et découvre rapidement la richesse de ces véritables leçons de vie que lui transmet involontairement son pensionnaire : « Si vivre avec une personne âgée apporte de grands questionnements, je constate aujourd’hui que bien des réponses sont facultatives. (...) Jamais il ne m'interroge sur mon passé. Il se contente du présent. Souvent, il m'aide à prendre des décisions. Par exemple lorsque j'hésite entre une émission télévisée plutôt qu'une autre, je lui cède la télécommande et il éteint, tout simplement. (…) Sans grands discours, par des gestes et de simples intentions, cet homme m’enseigne comment vivre harmonieusement. »

Mais ce qui aurait pu être un tranquille dernier voyage à deux se termine brutalement un matin par un accident. Leo, victime d’une chute en ramassant le journal, est retrouvé « recroquevillé comme une crevette surgelée » en plein hiver sur le seuil de la maison et hospitalisé d'urgence. A son retour, ce n’est plus le même homme, il est devenu l'ombre de lui-même, perd la tête, prend le hamster pour un chat, s’enferme dans une bulle où personne ne peut le rejoindre.

Son ami ne peut plus lui prodiguer l'attention et les soins nécessaires à son bien-être et à sa sécurité. Il va devoir, le cœur en berne, s'en séparer et le remettre entre les mains anonymes de professionnels d'une structure adaptée. « Maintenant, je suis face à la prise de décision la plus difficile de ma vie, et je dois l’affronter seul… Il me semble que l’on ne fait que ça de notre vivant, abandonner ceux qu’on aime.»

La trame narrative est simple : deux personnages, le narrateur et le vieillard qu'il a choisi de prendre en charge, avec comme fil conducteur les moments les plus significatifs de leurs onze mois de cohabitation. Aucun d'eux n'est exceptionnel. Le vieux est émouvant ou buté, selon les moments, surprenant par moments. Le narrateur dans le sérieux et l'obstination qu'il met à mener la mission qu'il s'est assignée, pourrait même sembler bien ennuyeux, parfois. Mais la magie de la rencontre opère. Cela suffit à Pierre Gagnon pour démontrer sans fard et avec une profonde humanité, la désopilante complexité de la vieillesse entre richesse et déchéance. Ce n'est pas vraiment de solitude ou d'amitié, pourtant présentes toutes deux, dont il nous parle ici mais, sans tristesse ou nostalgie aucune, de la vie qui s'écoule, du savoir vivre et vieillir ensemble, du partage.

La simplicité, la cocasserie de certaines situations et l'humour émaillant des dialogues à l'aspect "décalés", permettent à l'auteur d'éviter le piège du récit moralisateur ou bien-pensant pour s'attacher seulement aux silences qui peuvent dire beaucoup, aux rires qui s'installent pour conjurer l'inévitable déclin, à la tendresse qui se tisse. Absentes la pitié, la fausse pudeur comme le voyeurisme. Le ton est ici celui de l'authenticité et du respect. Un brin de fantaisie, de délire, vient parfois égayer cette aventure étrange et émouvante qui sait nous dire Léo comme une personne à part entière, à l'heure où le placement en foyer et la dépersonnalisation des personnes âgées est souvent la règle. L'angélisme non plus n'est pas de mise : quand le corps et la tête lâchent, l'affection ne peut plus rien. Il faut aussi apprendre à laisser partir.

Pierre Gagnon nous offre sur la vieillesse, sujet souvent tabou dans notre société moderne, un roman subtil, plein de santé, un petit moment d'éternité, tout en délicatesse et profondément émouvant. Un humanisme vrai et revigorant.

Dominique Baillon-Lalande 
(06/09/10)    



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Éditions Autrement

86 pages - 9 €













Pierre Gagnon,
né au Québec en 1957, compositeur de musiques publicitaires depuis de nombreuses années, a publié en 2005 un court récit intitulé 5-FU qui a connu un succès critique et commercial inattendu. Sont ensuite parus C’est la faute à Bono, en 2007, et Je veux cette guitare, en 2008, qui ont confirmé son talent.