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Pascal GARNIER


Le Grand Loin



Le scénario est mince et pour ménager l'intérêt du lecteur, on ne peut en dresser que les grandes lignes : Un instituteur retraité qui ne supporte plus le vide et l'effritement de son quotidien sort sa fille de l'hôpital psychiatrique où elle végète pour l'entraîner un week-end au bord de la mer. L'occasion (l'anniversaire de la jeune femme) et le cadre rêvés pour tenter d'ultimes retrouvailles faites de joies partagées, être vivants, ensemble. Mais l'escapade au fil des rencontres tourne à la cavale à travers la France...

Peu d'analyse psychologique chez Pascal Garnier, des personnages nous saurons finalement peu de chose :
Marc est un homme ordinaire, d'humeur plutôt tranquille qui à la retraite, pour tromper l'ennui, s’absente, se dissout dans la contemplation des poils en laine du tapis qui retiennent miettes de pains et poussières ou se laisse fasciner par le flux continu des voitures qu'il observe pendant des heures, du pont qui surplombe l’autoroute. Assailli par des angoisses existentielles, il semble taraudé par l'envie profonde d'inscrire le mot "fin" à sa banale histoire. D'un sursaut, il décide, alors qu'il se contente généralement de la voir une fois par an, de faire sortir sa fille Anne de son internement. Lui offrir des plaisirs et des moments forts, les vivre avec elle, plutôt que d'accompagner sa femme pour un petit séjour "en amoureux" à Bruges ou Florence. Serait-ce pour échapper à son quotidien, par culpabilité envers Anne ou pour pouvoir partir proprement après lui avoir dit adieu ? L’auteur ne nous le dira pas vraiment. Ce sont les voyages qui suscitent les rencontres et les confidences.
Anne, la fille, a été majoritairement élevée, de façon responsable mais sans beaucoup de tendresse, par Marc quand sa mère, en voyage permanent, faisait défaut. Dotée d’un caractère "imprévisible" depuis toujours, elle demeure à l'asile depuis plusieurs années. Quand le père ouvre les portes de la liberté à celle qui, abrutie par les médicaments, ne sort plus de sa léthargie amère depuis longtemps, l'intéressée n'y croit même plus. Mais bien vite la vivacité de ses 36 ans et sa vraie nature reprennent le dessus. La jeune femme, impulsive, sans notion du bien et du mal, sans sentiments et sans limites, moche mais portée sur le sexe, vit dans une immédiateté fulgurante, faisant, dès que le désir pointe, ce que bon lui semble.

Autour de ces deux-là, un vieux chat débonnaire nommé Boudu si facile à vivre qu'Anne déclare « qu’il ne lui manque qu’une poignée pour le transport » ; une statuette togolaise auxquels d'aucuns accorderaient quelques pouvoirs ; Chloé, l'épouse de Marc mise hors-jeu dès le début du film – « Chloé n'était pas dans le casting, il n'y avait aucun rôle pour elle, pas même au téléphone. » – ; Tito, un marginal sans âge, taiseux mais partageur.

Père et fille font un drôle de tandem, assurément. Après l'escapade au Touquet, l'un et l'autre ne pourront que poursuivre l'errance plus loin, longtemps encore. Les étapes, hôtels ou camping-car, auront pour noms Limoges, Cahors, Laugnac. Un chemin balisé d’embûches, d'incendies, de bizarreries dont Marc ne semble pas s'inquiéter ni même s'apercevoir. A moins qu’à défaut de toute maitrise réelle de la situation, il ne se retranche derrière l'inébranlable impassibilité qui le caractérise depuis toujours ?
Pendant ce temps, autour d'eux les macchabées fleurissent : un barman puis un pizzaiolo et enfin un Hongrois fraîchement débarqué en France. Ceux-là, juste un prénom parfois, n'auront fait que passer, que croiser Marc et Anne et, peut-être, s'accoupler, une fois, une seule, avec elle. C'est par les journaux ou par un passant que Marc apprendra leur décès sans plus de détails. Coïncidences ? Hasard ? Les "accidents" ne sont évoqués que de façon elliptique, à contretemps, comme une forme parmi d’autres d’expression du malheur. Victimes ou assassins, innocents ou coupables, les frontières se brouillent. L'essentiel se joue ailleurs.
La mortelle randonnée se poursuit et plus Marc, miné par la maladie, s'efface, plus Anne s'enhardit et prend l'ascendant sur lui. Le couple pris par « l’ivresse d’une dérive infinie », inextricablement lié entre malédiction et violence, sait depuis longtemps déjà que tout retour leur est devenu impossible. Avant que la mécanique ne les lâche, Ils évoquaient l'Espagne mais c'est à Agen que leur maison sur roues s'échouera définitivement.
Le voyage jusqu'au bout de l'absurde, se terminera tragiquement avec un dénouement sous forme de dérapage.

Pascal Garnier nous entraîne une nouvelle fois dans la dérive de deux personnages ordinaires peu sympathiques, des éclopés de la solitude fuyant le réel pour se perdre en marge. L'auteur par petites touches, de noir, de rouge, de gris, fait éclater leur fragilité, leurs colères, leurs rêves enfouis, leur part d'ombre.
« Cinq minutes avant de planter un couteau dans le dos de sa victime le criminel est encore un innocent. C’est cette bascule qui m’intéresse. Je crois que dans le monde rien n’est défini, même pas la mort » disait Pascal Garnier dans un entretien sur notre site.
Le Grand Loin, c’est un livre profond, désespéré sur la vieillesse, la mort et la filiation. Quand Marc rompt les amarres, quitte sa femme, part à l'aventure avec Anne ce n'est à aucun moment pour tenter un nouveau départ mais pour mieux s'abandonner, se préparer à finir. Être libre d'écrire au moins le dernier chapitre de sa vie. La spirale infernale dans laquelle il se précipite, le baiser fatal avec sa fille, pourraient lui offrir le confort de l'inéluctable et rapide disparition à laquelle il aspire. Mais c'est aussi l'histoire d’un homme absent à sa vie que sa fille attend depuis toujours, le récit de leurs retrouvailles. Elle lui échappe, lui fait peur parfois, mais il tente, sans jamais pouvoir tout à fait y parvenir, de la retrouver. La vie n’est faite que de rendez-vous manqués.
« Comment avait-il pu engendrer une fille pareille ? En vain, il chercha ce qu’il pouvait y avoir de lui en elle. Peut-être tout ce qu’il n’avait jamais osé faire ? Une vague tendresse lui chavira le cœur. » Au seuil du gouffre et de la folie, l'union de ces deux êtres finira pourtant par se réaliser.

Ce court roman est construit à la perfection, dans un style minimaliste qui conjugue avec brio simplicité et sens de la formule, fausse naïveté et férocité. « C'est vu de loin, d'un observatoire haut perché, et pourtant c'est comme si on y était ». Jamais Pascal Garnier n'a creusé aussi profondément dans le désespoir et l'obscurité du monde, jamais également, il n'a poussé aussi loin le sens de l'absurde et de l'autodérision.

Un récit émouvant, sérieux, où, avec une authentique pudeur, la douleur se travestit en farce violente. Quand le clown cache sa tristesse sous ses grimaces et ses angoisses sous l'habit du fou, l'absurdité du monde et la fragilité des hommes qu'il nous narre nous touchent droit au cœur.
Un livre parfaitement maîtrisé et d'une efficacité absolue.

Dominique Baillon 
(02/03/10)    



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Editions Zulma

160 pages
16,50 €









Vous pouvez lire
sur notre site

un entretien avec



Pascal Garnier

(décédé le 5 mars 2010)



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