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Valentine GOBY

Qui touche à mon corps je le tue



Nous sommes en juillet. L'action se déroule en vingt-quatre heures, comme dans une tragédie en cinq parties rythmées par les heures du jour. Le récit est celui d'une même journée vécue par trois personnages, emmurés dans la société de leur époque autant que dans leur chair, dont les destins s'entrelacent.

Lucie L., jeune femme protégée élevée seule par sa mère dans une relation fusionnelle, dont le compagnon est au STO en Allemagne, qui choisit l’avortement clandestin et solitaire au risque de sa mort pour maîtriser sa vie. La chanteuse, recluse dans sa chambre pour attendre que la sonde placée au cœur de son corps fasse son œuvre et que le fœtus se décroche, se raconte.
« Jour après jour, mois après mois, année après année, ton diaphragme s'ouvre de toutes parts, sous le ventre, sous le dos, l'air entre à flots, le son que tu expulses est dense, long, Lucie L., petite cathédrale, il dit j'existe, je suis à moi, dans mon ventre pas d'embryon de soldat, pas de guerre, pas de mère, ma chair m'appartient. »
« Beaucoup sont mortes l'utérus pourri par des queues de persil, des canules de poires à lavement, perforées par des tiges de fer, elles en avaient le droit, est-ce que je vais mourir pour être à moi. (...) comme je suis petite. Comme il fait froid. »

Marie-louise G., la quarantaine, fille de milieu modeste en manque d'amour qui, les mains usées par le travail à la ferme, celui de blanchisseuse ou de serveuse, devient, pour élever correctement ses enfants, faiseuse d'anges. Une façon aussi d'exister par le pouvoir de vie et de mort que la société légale lui offre dans la clandestinité et d'accéder à un certain confort matériel. Une femme sculptée dans la revanche, qui à l'heure du roman se trouve incarcérée à la prison de la petite Roquette dans la cellule des condamnées à mort.
«  A quoi rêve Marie G. cette nuit-là, devinant vaguement que c'est la dernière ? De la seule belle chose qui est restée, comme une image pieuse suspendue au-dessus de sa souffrance, celle de ses enfants auxquels on mentira demain, qui croiront leur mère morte de maladie, ou partie, et attendront le seuil de leurs propres existences pour connaître la vérité. (...) Ces enfants aux joues roses, aux jambes griffées qu'elle serrait à faire mal et auxquels elle n'a jamais su murmurer je t'aime. »

Henri D., ancien mécanicien, aujourd'hui officiellement patron de cycles et par ailleurs héritier d'une famille d'exécuteurs, est l'antépénultième bourreau payé par l'état avec prés de quatre-cent têtes à son actif. Il a repris le flambeau par culpabilité, pour assumer la malédiction qui le poursuit depuis la disparition de sa mère à ses cinq ans.
«  Je suis l'exécuteur chef des arrêts criminels, autrement dit bourreau, pour amour d'elle, payé à gages comme un domestique. »

Dans l'espace de cette journée fatidique, chacun des personnages détient donc un pouvoir de vie ou de mort sur un autre être de façon institutionnelle comme le bourreau, clandestine ou intime comme l'avorteuse et Lucie L. Le roman à trois voix transcrit ici les pensées de chacun de ces êtres, rompus par les épreuves et englués dans un douloureux passé. L'avorteuse qui vit ses dernières heures s'en ira sur un bilan à ses yeux positif. L'avortée plonge dans l'introspection, évoquant la complexité des rapports maternels. L'exécuteur, au seuil d'exécuter une nouvelle fois l'ultime sentence, met toute son énergie à tenter de ne penser à rien et à dresser des murs entre le monde, les autres et lui. « Il boit mais les fantômes résistent et demain ce sera un de plus. Une femme. Encore une femme. C'est terrifiant de les voir basculer sur la planche, à cause du sein qui peut sortir de la chemise. »
Le roman s'appuie sur un sombre fait divers, qui inspira également le cinéaste Claude Chabrol pour « Une affaire de femmes ». Il s'agit de l'histoire de Marie-Louise G. (dernière femme guillotinée) condamnée en 1943 pour avoir pratiqué 26 avortements et exécutée par Jules-Henri Desfourneaux figure symbolique de l'exécuteur pétainiste qui, outre des femmes, acheva des communistes et des résistants. Ce texte s'ancre donc dans un contexte historique précis, la période du gouvernement de Vichy où la morale pèse très lourd (« c'est une allégorie du mal, Maréchal, que cette femme, un cadeau du ciel, montrez-là, exhibez sa tête, l'ordre moral exige des démonstrations publiques, et du sang. ») et où paradoxalement, la frontière entre le bien et le mal est floutée.

Interrompre la vie, la donner, l'ôter légalement, renoncer à vivre, vivre, est compliqué. Qui est victime, qui le bourreau ? C'est par petites touches, avec des silences elliptiques qui en disent long, parfois, que l'auteur progresse dans la réflexion en cherchant à éviter tout jugement et à s'affranchir du procès même et du poids de l'opinion publique. Lucie n'est pas une victime et l'avorteuse et son bourreau, ventre mou qui ne fait qu'exécuter les ordres, ne sont pas des monstres. Façonnés par leur passé et le contexte socio-historique, ils bénéficient tous de la bienveillante humanité de l'auteur car, au-delà d'eux, c'est à toutes les femmes, avorteuses ou avortées, sacrifiées avant la promulgation de la loi Veil, qu'elle pense et auxquelles elle rend mémoire.
Sans jamais verser dans le réquisitoire ou le pathos, Valentine Goby expose les faits, met en lumière les tabous et les injustices, cherche à restituer avec respect et déférence la vie et les choix de ces personnages confrontés à la question fondamentale du droit de vie ou de mort. Chacun porte en lui son lot de souffrance et s'arrange avec sa mémoire, encombrante souvent, entre frustration, rage et impuissance. Ces individus happés par l'histoire et la fatalité d'une époque où les lois étaient édictées par les hommes et pour eux, Valentine Goby nous en dresse le portrait pour mieux nous questionner à partir de l'enfantement et de la mort sur l'identité même de la femme, sur son droit à disposer d'elle-même et, au-delà, sur la difficultés des âmes et celle du corps. Cette réflexion engagée se double en parallèle d'une analyse du corps social, de ses interdits et de sa violence. Un habile plaidoyer contre la peine de mort, aussi.

Un thème grave et dérangeant abordé avec une écriture aussi poétique que viscérale, qui conjugue noirceur absolue et couleurs, avec délicatesse. Un texte court, une scène d'ouverture fascinante par son sens aigu de la souffrance suivie de passages dépourvus de ponctuation où le langage devient un élément brut, acéré. Derrière ce titre énigmatique mais non dénué de sens, Valentine Goby nous offre un récit bouleversant, intense, dépouillé, pudique et vibrant d'émotion. Un roman choral passionnant et poignant merveilleusement bien servi par une écriture exigeante.

Dominique Baillon-Lalande 
(07/10/08)    



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Lectures









Editions Gallimard
135 pages
13,90 €









Valentine Goby
est née à Grasse en 1974. Après des études à Sciences-Po, elle a effectué des séjours humanitaires au Vietnam et aux Philippines. Elle a aussi fondé l'Ecrit du Cœur, collectif d'écrivains soutenant des actions de solidarité. Elle a déjà écrit une dizaine de livres, pour les adultes et pour la jeunesse, et obtenu de nombreux prix littéraires. Plusieurs de ses livres sont repris chez Folio.