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Valentine GOBY

Banquises



Sarah, vingt-deux ans, flûtiste, animée d'une véritable passion partagée avec Diane pour la musique, parcourait avec elle le monde à la découverte des salles de concert. Une vie heureuse comme celle de Lisa, sa jeune sœur de quatorze ans, la narratrice, auprès d'un père chercheur en botanique et une mère professeur d'histoire. Mais, un jour, la maladie puis la disparition de son amie fait basculer la musicienne dans la douleur et la dépression. Quand elle sort enfin de sa léthargie, c'est pour se lancer dans un nouveau voyage à Uummannaq au Groenland, sur les traces de Glenn Gould. Six semaines plus tard, Sarah n'est pas dans l'avion de retour et on ne retrouve aucune trace de la jeune fille.

La famille s'angoisse, s'agite. "Elle dort, anesthésiée, jusqu'à ce qu'une main tambourine à sa porte. [...] De l'autre côté de la porte, la mère et le père prêts à partir, sac à main, clés de voiture. Lisa jette un œil à la pendule, sept heures trente, vous allez où ? À l'aéroport. Passer des annonces sonores, attendre dans les halls d'arrivée, faire la queue au comptoir Scandinavian Airlines, harceler les hôtesses, les douaniers, la police si Sarah ne se montre pas. Qu'elle reste à l'appartement, elle, surtout ne pas sortir il faut quelqu'un près du téléphone, qu'elle commande une pizza si elle a faim mais vite, pas de conversation prolongée, laisser la ligne disponible, à tout à l'heure."

Commence alors pour la mère l'attente jour après jour à l'aéroport à traquer tous les vols que Sarah aurait pu prendre, les affiches collées partout pour appel à témoin, l'attente interminable auprès du téléphone, les démarches auprès des autorités pour retrouver la jeune disparue. Peine perdue, personne ne sait rien et Sarah étant majeure au moment de sa disparition, rien ne sera entrepris.
Pas de nouvelles, pas d'explication, rien qu'un interminable silence et la restitution, plus tard, d'un sac lui appartenant retrouvé sur le pont d'un bateau...

Devant cet impossible travail de deuil, les parents, détruits par l'incertitude et l'attente, négligent Lisa qui doit affronter seule leur douleur en plus de la sienne. Et comme un enfant ne peut pas combler le trou laissé par la disparition d'un autre, avec ce drame c'est toute son adolescence qui lui est volée, tout droit au bonheur, à la vie et au devenir qui lui est refusé. Tandis que son père essaie d'être fort, de soutenir sa femme pétrifiée dans la douleur, d'aller chercher auprès d'autres le réconfort nécessaire à sa survie, de saisir de petites joies réparatrices, la benjamine, elle, au milieu des décombres, tente de grandir dans l'ombre de sa sœur pour exister, choisit à quinze ans l'anorexie pour crier son mal-être, pour parvenir enfin à tenir la souffrance et les siens à distance, hors champ. "Comme elle est pleine, Lisa, de son histoire. Comme elle la porte, l'a portée. Comme elle l'entrave ; voyez la voussure de ses épaules." Le manque aura fini par lui tenir lieu d'identité.

Devenue adulte, elle voyage, enseigne à l'étranger et, pour s'ancrer dans la vie et lui donner du sens, elle se lance dans l'écriture. Presque trente ans après le drame, lorsque son père l'informe qu'il entame les démarches administratives pour que Sarah soit officiellement déclarée morte, Lisa, femme équilibrée, mariée, mère de deux enfants et écrivain, est rattrapée par le passé. Prenant conscience que l'absence de Sarah la fait encore souffrir comme peut le faire un membre amputé, elle décide de partir à son tour au Groenland, marcher dans les pas de Sarah. Non par espoir de la retrouver, non, simplement "pour caler ses rétines dans celles de Sarah", pour éclaircir sur place, un peu, peut-être, le mystère de cette disparition qui a fait basculer son existence, pour faire le deuil de son douloureux passé et pouvoir, enfin, tourner la page.

Alors, elle monte dans les mêmes avions, aperçoit des paysages magnifiques et les maisons colorées que Sarah a dû regarder, mais à travers eux, progressivement, c'est la découverte d'un territoire dévasté par le réchauffement climatique qui s'impose à elle : la banquise rétrécit comme une peau de chagrin, les rues des villages sont envahies par une neige sale et boueuse, la glace n'a plus l'épaisseur nécessaire pour résister au passage des traîneaux, les poissons fuient les eaux trop tièdes et on abat les chiens faute de pouvoir les nourrir. "L'illusion romantique brisée face au réel, la colère devant la pauvreté, la fascination pour une nature hostile, le sentiment de claustration devant l'immensité de l'espace." Et c'est comme si cette confrontation à un monde en voie d'extinction faisait alors écho à son propre drame.

La neige immaculée a fondu emportant avec elle les éventuelles traces de la voyageuse venue il y a trente ans. D'elle personne ne se souvient et sur l'île d'Uummannaq, seuls certains paysages rappellent par instants les clichés retrouvés dans le sac de Sarah. Dans la petite ville qui se meurt, les Inuits condamnés à l'isolement, la faim et le chômage, se saoulent ou se suicident dans l'indifférence générale. Un peuple disparaît. Alors, pour Lisa, les deux disparitions finissent par se superposer, le spectacle de la catastrophe écologique l'aidant à relativiser la dérive de sa famille disloquée. "Elle [...] poursuivrait vers le sud le voyage de Sarah, et debout sur le pont, comme elle, face à l'immensité grise charriant les icebergs décrochés du glacier Kangerlua en forme de cathédrales, d'enclumes, de paquebots fantômes, d'animaux aux proportions étranges, un peu aveuglée par les lames de froid, et donc flous, les icebergs, de plus en plus flous, oscillants, greffés d'étoiles argentées à mesure que les yeux se voilent, elle s'imaginerait, imaginerait Sarah glisser dans cette eau, peut-être à cause du sol mouillé par la pluie, peut-être à cause d'une défaillance passagère, de la faim, de l'épuisement, ou bien à cause de l'immense chagrin de la perte de Diane, d'un désir, d'un rêve. Elle pourrait mais ne le fera pas, ça ne serait pas plus vrai que de l'écrire, de l'inventer avec ses mots à elle, l'écrivain, pas plus juste, pas plus légitime, de toute façon, on ne saura jamais, il est temps de refermer son sac, les bords du temps par-dessus la banquise éventrée, de rentrer chez les vivants et de faire entendre sa voix. Sa vérité. Son Idée du Nord."

C'est Lisa, principalement, qui prend la parole, livre son ressenti, mais son récit est entrecoupée par diverses conversations avec les autres protagonistes. L'auteur développe ici encore le thème du corps qui lui est cher: Diane et Sarah sentaient "les feux d'artifices allumés dans leur ventre", le père avoue avoir "séparé son corps et son cœur" et Lisa l'anorexique se sent comme un "trou bordé de peau". La psychologie des personnages est finement mise en œuvre et ici, plus que jamais, Valentine Goby s'y entend pour sonder la profondeur des êtres, leurs fissures, leurs manques avec une sensibilité extrême. Tous sont auscultés par l'auteur comme Sylvie, la femme médecin exilée au Groenland, qui devine les pathologies et les tumeurs par l'observation et le toucher à défaut du scanner qu'elle n'est jamais parvenue à obtenir, le fait avec ses patients, avec respect et amour. Elle écrit leurs peurs, leurs angoisses, leurs malheurs, mis en perspective avec cet univers à la fois hostile et terriblement attirant qui demande à ceux qui décident d'y vivre une adaptation de tout instant. Semblable à celle demandée par le destin à ceux qui ont survécu à la disparition d'un être cher.

Mais Valentine Goby sort du chemin linéaire de son récit, de l'intime et des paysages nordiques, pour emmener son lecteur hors du huis clos de la douleur avec des sujets périphériques comme l'acoustique des salles de concert, les différentes variétés d'oignons, le rituel de la pêche, le comportement des chiens de traîneau... Elle y distille les références littéraires et artistiques : "les flétans aux joues trouées, ouïes béantes, obscènes et superbes comme une toile de Schiele", use volontiers de l'énumération émaillant son texte d'odeurs (d'iode, de citron, de poisson, de lavande), de bruits et de couleurs. Face à la blancheur grisée de l'étendue glacée, l'indigo du ciel, le rouge de la guirlande d'appâts, l'orange du gilet fluorescent, le vert des aurores boréales, jouent les contrastes.

Dans ce roman, ancré dans le processus même de disparition, d'effacement, l'intime et la réalité écologique du grand Nord se conjuguent, les temps (celui de la disparition de Sarah, celui du choc et du chaos familial, celui de Lisa adulte ou du voyage) et les lieux (Paris, Groenland) s'entremêlent. Les phrases elles-mêmes construites à partir de quelques rares mots ou s'étirant sur une dizaine de lignes, incarnent l'effondrement et le chaos qu'elles rapportent: les virgules se substituent aux points, sujets et compléments s'inversent à loisir, les verbes disparaissent ou se répètent.... C'est un récit écrit d'un seul souffle, sans pauses, avec un style vif, comme une course après le temps, avec des flash-back qui se multiplient et un usage maitrisé des métaphores qui renforcent l'émotion et enrichissent les ambiances, qui se livre à nous. La construction polyphonique où résonnent les airs préférés de Sarah et Diane, Gould, Purcell, Liszt, Beethoven, où flottent les notes d'un requiem pour hommes et terres disparus ou en voie de disparition, fascine autant que les paysages désertés du Groenland, dégage une étrangeté singulière, pour dire la banquise et les souvenirs que Lisa garde de Sarah qui pareillement s'effacent. Le temps fait son œuvre et, face à lui, l'impuissance est permanente.

Ce roman qui nous ouvre les yeux et le cœur sur un monde qui s'effiloche au fur et à mesure que la banquise fond, qui évoque la disparition d'un enfant et d'une sœur avec l'attente qui glace les sentiments, dit aussi la réconciliation et la renaissance possible de Lisa face à ce paysage fascinant.
Il y a dans ce livre dur, désespéré, qui dit le manque, la souffrance et la mort, une générosité, une humanité, un espoir que les drames ne parviennent pas à altérer.
L'émotion est forte et l'ensemble de toute beauté.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/11/11)    



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Lectures









Albin Michel
256 pages –18 €









Valentine Goby,
née à Grasse en 1974.
a déjà écrit une dizaine de livres, pour les adultes et pour la jeunesse, et obtenu plusieurs prix littéraires.







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