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Françoise HOUDART


Oublier Emma



Une douzaine d’histoires que relie la quête obsessionnelle de madame Maria, collectionneuse de poupées anciennes, à la recherche de celle qu'elle a jadis oubliée dans un parc public. Emma, poupée perdue, poupée volée, témoin de la transformation de trois générations de petites filles en femmes et des soubresauts qui ont agité leur vie, est au cœur de sa vie et du roman. Les autres, acquises au hasard des braderies ou chez Marcel, le brocanteur qui traque pour elle l’aubaine au fond des greniers à vider ou croit parfois apercevoir le trésor recherché à travers une vitre lors de ses déambulations, sont docilement rangées dans les vitrines qui envahissent sa maison.

«  Des poupées par dizaines (...) Toutes les tailles. Tous les modèles. Toutes différentes. (…) Pourtant il y a une sorte de parenté entre toutes ces poupées. Un lien. Quelque chose comme une alliance. Un pacte. »

Toutes, même les plus rares, même les plus belles, ne semblent avoir été achetée par la vieille dame que pour tromper son impatience en attendant les retrouvailles avec celle dont la pensée ne la quitte plus. Peut-être aussi la collectionneuse qui les accumule et leur parle, cherche-t-elle dans leurs yeux bleus ou marron qui la fixent ou dans les cavités obscures de celles qui n'ont plus leurs globes de verre, une indication qui lui permettrait de retrouver enfin la trace d'Emma.

Les poupées au centre du livre s'animent, prennent tout l'espace. Les objets ont-ils une mémoire ?

« Tu déniches quelque chose, un objet quelconque, une poupée borgne et te voilà attrapé. Ils ont tous quelque chose à te raconter les objets. Les poupées surtout, oui, les poupées. Secrets de famille. Des soupçons, des mystères. Tu ouvres une armoire, un tiroir, une malle dans un coin de grenier et c'est une vie qui te saute au visage. Et moi qu'est-ce que je fais de tout ça ? J'en fais quoi, moi, de tout ce qu'elles te fourrent dans la tête, ces créatures du diable avec leur visage d'ange pétrifié ? » dit l'aide de Marcel à sa fille Jeanne.

Qu'en est-il d'Emma, traversant les frontières et le temps, chargée de secrets probablement inavouables ? Y-a-t-il vraiment en elle « du vivant prisonnier » ?

Oublier, ou plutôt ne pas oublier Emma, poupée allemande liée à la guerre, incarnation d'une période trouble de sentiments extrêmes, porteuse de désespoir ou de culpabilité, expédiée dans sa boîte avec pour seul accompagnement un liseré noir qui en dit long sur l’angoisse et le chagrin de la jeune femme abandonnée qui l'a expédiée.

« Les jouets souffrent-ils du désamour des humains, de leurs trahisons, de leur barbarie ? Les jouets souffrent-ils comme les humains du mal reçu, du mal retenu et rendu ? Marie avait eu honte tout à coup. Honte et froid. Mais elle, poupée Emma, que savait-elle de tout cela ? »

Chaque poupée a traversé le temps en compagnie de son ou ses possesseurs et se retrouve chargée d'une histoire personnelle. Mais tous les chemins semblent inévitablement converger vers Emma et chaque récit se dessiner en résonance à cette mystérieuse histoire clef.

Dans ce livre poétique, étrange, frôlant parfois les limites du fantastique, les histoires, distinctes ou imbriquées entre elles, esquissent comme une galerie de personnages divers mais tous souffrant d'une amputation affective irréparable.

On est impressionné par cette sensation conjuguée d'absence et de présence, de froideur ou d'émotion, dégagée par ces poupées. «  Comme la vie, mais sans la vie. Les poupées ne ressemblent jamais aux humains. Elles n'en sont qu'une représentation. (…) Une mascarade. »

Un reflet tronqué de la vie, tragique parfois, comme dans l'histoire de Mia la femme stérile « à la dérive au large des rivages des hommes de chair et de regards » dont la vie a basculé dans la folie d'une maternité rêvée lors de son appropriation d'un « Reborn », un poupon placebo en cellulo avec du mohair pour cheveux au saisissant effet de vérité.

Émouvante et troublante aussi l'anecdote peu connue de Kafka créant pour calmer les pleurs d'une petite fille de sept ans l'histoire du grand voyage au-delà des mers de la poupée disparue.

Les compagnons de porcelaine, de bois et de chiffon et leur ombre à leur suite, hantent les divers récits sans que leur vraie nature et leurs secrets ne se trouvent totalement élucidés. Cela génère au fil de la lecture un malaise similaire à celui ressenti devant les trous béants qui mangent parfois leurs visages.

« N'oubliez jamais que les poupées ne sont pas des choses mortes. (…) Elles passent d'une vie à l'autre, d'un temps à l'autre, d'un mystère à l'autre. L'ombre qu'elles projettent vient du dedans. C'est une projection du terrible, la part de l'Ange » dira la vieille religieuse de l'orphelinat à Marcel quand il viendra vider les lieux à l'abandon.

Ce douzième roman de Françoise Houdart, professeur d’allemand, traductrice, poétesse, auteur belge nominée en 2009 pour le prix Rossel, est, de par sa construction originale, le recours fréquent aux métaphores et au jeu des ellipses, son rythme irrégulier, sa forte dose d'imaginaire, son choix du vagabondage littéraire, un récit curieux, singulier qui exerce chez le lecteur un vrai pouvoir de fascination. Une curiosité.

Dominique Baillon-Lalande 
(29/01/10)    



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Editions Luce Wilquin

256 pages - 20 €