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Joseph INCARDONA

Lonely Betty



Une petite ville du Maine, le 24 décembre 1999.
Betty Holmes, ancienne institutrice, va avoir cent ans. Betty est, à sa façon une célébrité locale. En 1958, les trois frères Harrys s’étaient volatilisés, à l’heure du déjeuner, alors qu’ils jouaient dans les bois jouxtant l’école. Stephen, parti jouer avec eux et revenu seul à l'école, aurait perdu les autres de vue lors d'une partie de cache-cache...
Betty Holmes donna l'alerte une heure plus tard à 13h15 exactement. John avait envoyé une voiture avec un agent, soupçonnant l'habituelle fugue de trois jeunes gens déjà turbulents pour leur âge. Betty Holmes avait commencé à se ronger les ongles, ces gosses étaient sous sa responsabilité. (...) Mais l'après-midi entière ne permit pas à l'institutrice et à l'agent Withaker de retrouver Peter, Georges et Ellis. Ni aux autorités et à la population mobilisées les jours suivants.(...) La semaine suivante Betty Holmes fut accusée de négligence et relevée de ses fonctions. Les jurés ainsi que toutes les personnes présentes aux audiences lors du procès constatèrent qu'elle était sous le choc. Impossible de lui soutirer la moindre parole, Betty balançait imperceptiblement son torse d'avant en arrière en émettant un bruit de gorge ininterrompu. On l'interna dans le pavillon ouest de l'hospice, celui qui faisait également office de clinique psychiatrique.

Demain, Betty sera « le premier citoyen centenaire de toute l'histoire du comté » et le personnel de l'hospice qu'elle n'a plus jamais quitté, les politiques de la commune, les journalistes locaux, ne peuvent laisser passer une telle occasion. Pour que chacun puisse rester en famille le 25, il a été décidé de décaler au 24 la cérémonie officielle, avec le faste et le cérémonial qui conviennent à cette longévité exceptionnelle. Ce jour-là, il neige et l’adjointe au maire, la blonde Sarah Marcupanni, requise pour cette corvée, fait la gueule. Elle avait prévu de préparer avec sa jeune fiancée un repas et une soirée aptes à réjouir les papilles et les sens.

À la maison de retraite, l'agitation est à son comble : suite à une erreur du fleuriste ce sont des couronnes mortuaires et non les compositions prévues pour la décoration de la salle qui viennent d'être livrées… L’ambiance est à la fois morne et électrique.

Betty s'était empiffrée de purée de pommes de terre lors du déjeuner. Elle avait la nausée. Assise sur sa chaise, elle attendait qu'on vienne la chercher en écoutant le Piano trio n°2 en do majeur de Brahms à la radio. Elle se disait que c'était quand même un comble de vivre jusqu'à cet âge si c'était pour vivre ses cent ans entourée d'une bande de ploucs en blouse blanche et de pensionnaires ratatinés du bulbe. Betty avait du mal à marcher et ne causait pas des masses, entendu, mais contrairement à ce qu'ils croyaient, elle avait toute sa tête et ne se pissait pas encore dessus.

La fête commence donc avec l'inauguration d'une plaque commémorative péniblement fixée dans l'entrée de l'établissement non sans incidents, avec des discours, des photos et l'incontournable gâteau.
Sous les yeux de l'assemblée médusée, Betty Holmes vomit toute sa purée de pommes de terre sur le gâteau d'anniversaire au moment où elle était censée souffler ses bougies. Les cent flammes s'éteignirent, effectivement, et le jeune photographe Julian Pesci ne manqua pas d'immortaliser l'instant au moyen de son Nikon F4. (…) Une fois qu'elle eut fini de rendre, Betty repoussa la couverture maculée de ses jambes et s'essuya la bouche avec le bas de sa robe. Elle fixa l'assistance stupéfaite d'un air satisfait. Après cinquante-quatre années au cours desquelles elle n'avait plus prononcé un seul mot, elle dit simplement ceci : Je veux parler au lieutenant à la retraite John Markham (…) Et tout de suite, nom de Dieu !
La stupeur s'abat sur les convives.

Quand l'inspecteur rejoint la vieille dame dans sa chambre, elle lui montre les anciens cahiers de Stephen, ce témoin involontaire de onze ans, qui consignait déjà tout par écrit avant de rencontrer un succès international avec ses romans noirs. L'institutrice, retournée par la lecture de ces documents retrouvés par hasard récemment, est persuadée qu'il y a là matière à élucider une part du drame. Consciente qu'aucun jury ne croirait les divagations d'une vieille folle, elle compte donc sur le retraité pour vérifier ces nouvelles révélations…

En « cette soirée à la gloire de Jésus-Christ-notre-sauveur », une toute jeune femme incarcérée se suicide avec une brosse à dents limée en couteau, « la discussion à propos des couronnes mortuaires livrées à Betty Holmes dégénéra entre le Coleslaw et la dinde aux marrons. Rachel reprocha à David de trop téter cette fichue bouteille de Jack Daniel's. David rétorqua avec l'argument du sonotone (...) Rachel aborda alors le sujet des pannes sexuelles de son mari. (...) David finit par claquer la porte et alla dépenser le chèque des couronnes au Funny Throat. » « Richard Marlowe dîna seul et regarda ensuite un film porno. Il se considérait comme un chrétien modéré. » Et dans l'obscurité, John, dans la cour de l'ancienne école, creuse un trou...

Au matin, celle qui aurait dû avoir cent ans quelques heures plus tard, est retrouvée morte près de la fenêtre ouverte, « enroulée dans le drapeau des États-Unis, une Purple Heart épinglée à la poitrine ».

Lonely Betty est un pastiche de roman et de cinéma noirs américains où Joseph Incardona s'amuse, avec subtilité et humour, de tous les codes et clichés du genre.
D'emblée le lecteur est plongé dans une double temporalité, celle de cette drôle d'affaire pleine de mystère qui a pour décor une petite ville quelque peu étriquée et celle d'un soir de Noël, cinquante-sept ans plus tard, avec la célébration des cent ans de l'institutrice mêlée au drame.
Le roman est construit en six chapitres, chacun se terminant sur une évocation rapide de tous les personnages, des gens ordinaires, sympathiques ou non, auxquels l'auteur sait en peu de mots donner une épaisseur. Ces digressions n'éclairent en rien l'affaire citée mais apportent de la vivacité et de la chair au récit.
Grotesques, émouvants ou mesquins, tous sont racontés avec une inventivité et une fantaisie qui infailliblement provoquent le sourire. En contre-point, les portraits de l'aïeule et de l’inspecteur, plus fouillés, sont forts et porteurs d'une vraie douleur. Lors de la fête sacrée, transformée en bacchanale par certains, la vieillesse, le désespoir et la solitude des uns font face aux plaisirs tranquilles ou audacieux des autres mais, dans cette contrée reculée, l'ennui et la routine semblent les tenir tous constamment dans les mailles de leurs filets.

Le récit déjanté, nourri de clins d'œil, de réparties savoureuses, de situations cocasses, s'enrichit d'un certain sens du rythme, de la surprise et du suspense et de changements constants de point de vue.
Grâce à une habile pirouette, l'auteur transforme sur la fin son pastiche en hommage littéraire avec une réelle réflexion sur l'écriture et ses rapports au surnaturel et à la réalité.
Il se dégage de cette histoire qui conjugue savamment intrigue criminelle, critique sociale, galéjade et exercice littéraire, une atmosphère étrange et décalée qui happe le lecteur sans le lâcher jusqu'à la fin avec, souvent, le sourire aux lèvres.
Un divertissement de belle qualité.

Dominique Baillon-Lalande 
(21/08/10)   



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Editions Finitude

110 pages - 13 €






Joseph Incardona,

né à Lausanne en 1969, auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles, écrit aussi pour le théâtre, la bande dessinée et le cinéma. Plusieurs de ses livres ont été repris
chez Pocket.