Arnaldur INDRIDASON


La Voix

Paradoxe que Gudlaugur... Portier, homme à tout faire de ce grand hôtel de Reykjavik - en exposition et circulant partout, côtoyant tout le monde dans l'établissement - il passe pourtant inaperçu et personne ne semble le connaître autrement qu'à travers les fonctions qu'il assure chaque jour. Le paradoxe va plus loin : porté, enfant, vers le ciel par sa voix exceptionnelle qu'il faisait valoir dans une chorale et grâce à laquelle il gagna la notoriété, il devient, adulte, quasi invisible, vit dans les sous-sols de l'hôtel où il travaille et finit sauvagement poignardé avant d'être abandonné dans une posture infamante. Là encore, contraste violent entre celle-ci et l'habit de père Noël qu'avait commencé de revêtir Gudlaugur - parce qu'en plus d'être portier et factotum, il se déguisait chaque année pour animer l'arbre de Noël destiné aux enfants du personnel : son pantalon baissé et le préservatif souillé accroché à son sexe s'accordent mal avec la bonhomie et le parfum d'innocence qu'exhalent la défroque rouge vif et la fausse barbe blanche. Pressés par les exigences de discrétion du directeur de l'hôtel, le commissaire Erlendur et ses deux acolytes, Elinborg et Sigurdur Oli n'auront guère les coudées franches pour enquêter.

Il leur suffira pourtant de six jours pour identifier le coupable et son mobile. L'affaire se conclut le 24 décembre, une date qui ajoute à l'aura éminemment symbolique de ce polar se déroulant presque entièrement en huis clos à l'intérieur de l'hôtel - au point qu'Erlendur, rendu mélancolique par l'approche du soir de Noël, s'y loue une chambre le temps de l'enquête - et qui se développe davantage en profondeur vers le passé et les drames intérieurs qu'en surface, ne montrant pour ainsi dire rien de la capitale islandaise.
Six jours : une rapidité d'autant plus remarquable pour une enquête criminelle qu'elle va chercher très loin dans le passé. Mais le rythme du récit est d'une extrême lenteur, à cause des nombreux retours en arrière qui suspendent le cours de l'histoire, et des dialogues qui tous ou presque mettent aux prises des protagonistes répugnant à parler. Il faut sans cesse réitérer les questions lors des interrogatoires, laisser place aux silences, aux hésitations, aux repentirs... Il faut percer les mensonges, découvrir les omissions délibérées, décrypter les perversions que cache certaine "collectionnite aiguë", vaincre l'hostilité - il faut composer avec les faiblesses et les craintes humaines.
Au-delà des éléments purement procéduriers sur lesquels reposent la progression de l'enquête, le roman joue beaucoup sur l'intériorité des personnages mais sans renoncer pour autant au point de vue du narrateur externe : au lieu de recourir ponctuellement à la première personne, ou du moins à la focalisation interne, l'auteur insère par endroits des passages en italiques qui reprennent sous un autre angle une scène ou un un événement déjà narré. Un procédé original qui complexifie la construction du récit et semble la mettre en résonance avec les tourments intérieurs qu'endurent les personnages.

La Voix appartient à cette famille de romans policiers qui, à travers une affaire criminelle, brassent de douloureux problèmes sociaux et humains. Si la question de l'homosexualité s'avère centrale, c'est essentiellement celle des relations parents/enfants qui est soulevée. Les aspérités qui les hérissent éraillent sans cesse le tissu de l'intrigue : le vieil homme assassiné a été victime lorsqu'il était petit d'un père inflexible qui ne tolérait aucune défaillance de sa part ; Erlendur lui-même doit gérer un contact pour le moins difficile et conflictuel avec sa fille Eva Lind et, tel un biais venant relever une étoffe unie, les marges de l'enquête principale se festonnent d'allusions à un procès suivi par Elinborg où un père est soupçonné de maltraiter son jeune fils. Cette matière humaine - à laquelle il faut ajouter la cicatrice jamais refermée qu'est pour Erlendur la mort de son frère - pétrie de secrets, d'incompréhensions, de haines, de rancœurs et de regrets porte le roman d'Arnaldur Indridason aux confins du mélodrame. Mais l'auteur a su habilement maintenir une évidente trame policière et installer ainsi un juste équilibre entre les deux registres romanesques, ce qui aboutit à un polar poignant au suspense d'autant mieux entretenu que la construction en est relativement complexe.

Reste que le texte français est un peu embarrassé. Il pèche, d'abord, par la confusion chronologique qui entoure les retours en arrière, due à un emploi curieux des temps grammaticaux : dans un texte au passé simple, il est d'usage de marquer l'antériorité d'un souvenir en passant au plus-que-parfait. Ici, rien de tel : toutes les strates temporelles sont traitées au passé simple - ce qui revient à les abolir et à "écraser" le volume du récit. Outre cela, l'écriture d'Eric Boury donne souvent l'impression de s'embourber à force d'être répétitive - restituer une parole empêchée, une réticence à parler ne justifie pas toutes les répétitions de répliques dans les dialogues ; les patronymes sont réitérés quand le recours aux pronoms paraît de meilleur aloi. Enfin, le verbe "faire" est utilisé de façon trop systématique. Mais peut-être est-ce le style d'Arnaldur Indridason qui a imposé au traducteur cette façon d'écrire...

Isabelle Roche 
(01/02/07)    



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Noir & polar








Métailié

(Février 2007)
336 pages, 18 €

Traduit de l'islandais
par Eric Boury





Arnaldur Indridason est né à Reikjavick en 1961.

La Voix est son troisième roman publié aux éditions Métailié.
Le premier, La Cité des jarres, lui a valu le prix Clé de verre du roman noir scandinave, le prix Mystère de la critique et le prix Cœur noir.
Le deuxième, La Femme en vert, a aussi apporté son lot de distinctions à son auteur : prix Clé de verre du roman noir scandinave 2003 et prix CWA Gold Dagger (Grande-Bretagne) en 2005.







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