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Jean-Marie LACLAVETINE

Nous voilà


Le 20 février 1973 tombe une nouvelle incroyable : le cercueil du maréchal Pétain a été enlevé de l’île d’Yeu par un commando de fidèles qui souhaitaient l'installer à Douaumont, près des soldats de la Grande Guerre qu'il avait commandés. L'opération aurait été commanditée par Tixier-Vignancour, ténor du barreau, défenseur de l'OAS et candidat à la présidentielle avec J.-M. Le Pen comme directeur de campagne. Le cercueil sera retrouvé trois jours plus tard dans un garage de banlieue parisienne et aussitôt remis à sa place.

A partir de cet épisode, Jean-Marie Laclavetine laisse aller son imagination pour nous proposer une version toute personnelle de l'événement : le retour à Yeu ne serait en fait qu’une mise en scène. La camionnette transportant le cercueil se serait retrouvée bloquée au Champ-de-Mars parmi les troupeaux et les tracteurs par la foule des manifestants qui protestaient contre l'extension du camp militaire du Larzac et l'extrême-gauche aurait profité de son abandon par les jeunes fascistes lors des affrontements policiers pour le récupérer comme trésor de guerre.

Ce sont Paul et Salvador, manifestants autonomes venus là presque par hasard, qui vont se retrouver presque malgré eux dépositaires de ce macchabée tristement célèbre. La dépouille du maréchal ainsi contraint de fréquenter à titre posthume de jeunes gauchistes, cachée dans les endroits les plus improbables et baladée à travers toute la France pendant plus de trente ans sans que les autorités ou les diverses factions qui le convoitent ne retrouvent sa trace, va alors subir diverses tribulations dignes d'un pur roman d'aventure.

Mais cette course poursuite inscrite dans l'Histoire fait aussi la part belle à ses personnages multiples et aux sentiments.

« C'était le temps des changements : L'Angleterre s'était enfin convertie au système décimal, la Suisse avait donné par référendum le droit de vote aux femmes, les États-Unis s'étaient retirés du Vietnam, on avait inauguré le fameux World Trade Center, Pioneer 10 emportait le message de l'homme aux confins de l'univers » et Paul et Lena, le couple central de l'histoire, ne cessent de se croiser, de s'aimer, de se quitter et de se retrouver, tentant d'inventer une nouvelle forme de vie amoureuse. Quand ils se sont rencontrés, lui, discret, était étudiant occasionnel, garde-barrière intermittent pour survivre, glandeur à temps plein, hôte assidu du 34 de la rue du Chevaleret pour la présence de sa belle plus que par engagement. Un contemplatif en marge du monde. Elle, rayonnante, croyait à la révolution, à la liberté, aux luttes féministes et se jetait à corps perdu dans toutes les batailles.

La communauté du 34, repaire de chevelus trotskistes et maoïstes qui préparaient dans l'euphorie l’avènement d’un nouveau monde à coup de tracts ronéotés et de manifs, est leur famille.

« Jeff (…) était le plus paisible et le plus drôle de la bande. Rien ne lui faisait peur, aucune expérience, aucun projet et si Andreas Baader était venu le lendemain lui demander de mitrailler un commissariat ou de capturer Georges Marchais, il l'aurait fait pour rendre service. (…) La belle brune, c'était Hélène, fille d'un vigneron de Touraine, dont les yeux noirs et la peau attestaient que les Arabes ne s'étaient pas arrêtés qu'à Poitiers. Et puis Delphine et Barbara, les voyageuses en escales, vendeuses de perles en plastique qui sillonnaient l'Europe à bord d'un combi VW; Emmanuel, dit Lord Jim, l'agité du bocal passionné d'armes, de montres de luxe et d'éditions originales, toujours entouré d'un nuage de tabac, il vivait dans la nostalgie de Lawrence et de Malraux (...) ; Renaud et Florence, fondateurs de la communauté, plus âgés, plus politisés et plus chiants que les autres. Il y avait également José (…) Il avait quitté les Hautes études commerciales pour se lancer dans la fabrication de sandales en pneus. Ses parents, assez bornés, n'avaient pas approuvé son choix et lui avaient coupé les vivres. »

Hors du groupe mais seul véritable confident et complice de Paul, Salvador Martinez dit Salva est un anarchiste espagnol en rage contre tout. Seuls l’eau-de-vie de prune et le chorizo qu'il consomme sans modération, les oeuvres de Garcia Lorca qu'il traduit, les filles et les bières bues au comptoir de Caminito avec son ami, semblent apaiser sa nature violente.

Quand Lena se retrouve enceinte, de Paul probablement, la grande militante pour l'avortement libre décide spontanément, contre toute évidence, de garder l'enfant. Paul aura à peine le temps de s'habituer à cette idée que la princesse part seule sans laisser d'adresse. Après l'accouchement, la jeune maman fait de son mieux mais coupée du monde militant, entravée dans sa liberté d'être par la présence même du bébé, écrasée par ses nouvelles responsabilités, elle étouffe. Quand l'appel de la lutte se fait trop pressant, elle finit par abandonner le jeune Samuel à son père pour reprendre sa course de manifestations en bagarres à travers l'Europe. « Ses camarades de squatt (…) parlaient d'autonomie désirante, d'autogestion, de récupération, de réquisitions; ils organisaient des pillages de supermarchés, des occupations de locaux, se déplaçaient en France et en Europe pour participer à des manifestations qui parfois dégénéraient en émeutes. Elle les accompagnait souvent moins par conviction que pour s'oublier. Sa révolte était nocturne, destructrice, auto-dévorante. L'espoir de jeter les bases d'un monde plus juste l'avait quittée. Il s'agissait maintenant de survivre. »

Paul, le marginal, se charge donc avec l'aide de son père de l'éducation de ce petit être avec amour et sérieux tout en parvenant à ne pas renier pour autant ses choix personnels de vie. « Grâce à une stricte surveillance de ses dépenses, [il] avait bel et bien échappé à l'engrenage du salariat. Il conservait son travail de garde barrière, toujours à temps remarquablement partiel, mais la raréfaction des passages à niveau l'obligeait à travailler de plus en plus loin de Paris. Il lui fallut conjointement diversifier ses activités: réécriture d'articles pour des livres culinaires, guidages de touristes à travers la capitale, gardiennages ponctuels de parkings ou d'entrepôts, toutes activités qu'il choisissait par prudence dénuées du moindre attrait, au cas où l'aurait saisi le pitoyable et si répandu désir de faire carrière. » Les années passent, Samuel grandit sous le regard bienveillant de son grand dadais de père toujours à la poursuite de ses rêves.

La communauté, elle, s'est dispersée. Jeff a disparu, d'autres ont réintégré le milieu familial et suivi la route tracée pour eux depuis toujours, les plus fidèles se sont arrangés pour survivre sans trahir, d'autres, souvent les plus virulents d'autrefois, ont tourné leur veste pour intégrer le clan des politiques au pouvoir. L'occasion de mesurer le fossé qui peut séparer les paroles et les actes en politique mais aussi chez chacun face au temps et au poids du quotidien.

Paul, lui, avec Samuel, reste à l'écart du monde et s'exerce en secret à l'écriture.

Après dix ans de silence et d'errance, Lena revient à Paris. « Elle n'avait pas changé. Il ne la reconnut pas. Ils restèrent immobiles, face à face, interminablement. Il eut envie de toucher cette peau, de poser ses lèvres sur ces paupières, de sentir son odeur. Il eut envie de la frapper, de lui claquer la porte au nez, de lui faire mal, il aurait voulu qu'elle saigne. Elle entra. » Elle ne repartira plus. Un nouvel équilibre se fait, chacun son appartement, elle travaillant dans le social, Samuel allant de l'un à l'autre, avec de vraies retrouvailles familiales par instant.

Le grand-père, solide et attentif, apporte la stabilité qui pourrait faire défaut à l'enfant.

« Samuel regardait le monde avec la distance qui manquait à ses parents.(...) Sam avait compris qu'il devait construire sa vie à l'écart de celle des adultes, auxquels il lui faudrait sans doute de temps à autre venir en aide. (...) Il ne s'intéressait pas à la politique. Sa seule passion était le classement. (…) Il voulait consacrer son intelligence à repérer un monde à sa mesure, quelque chose de très discrètement utile, sans prétention à l'universel, et sans le moindre projet concernant le bonheur de l'humanité. » C'est donc naturellement vers l'archéologie qu'à l'âge adulte il se tourne, préférant à l'agitation du monde, la fréquentation de ces «  objets qui racontent des histoires, la vie des gens, où ils vivaient, ce qu'ils mangeaient, ce qu'ils aimaient, ce qu'ils trouvaient beau », laissant ses parents à leurs espoirs déçus d'un avenir radieux pour gratter la terre à la recherche du passé.

Quand Salva, parti de longues années vers le grand Nord dans les bagages d'une belle Islandaise, retrouve Paname, il se précipite immédiatement chez son ancien complice, renouant les fils du temps où les soirées au bar "Caminito" s'éternisaient jusqu'au matin dans les vapeurs d'alcool et d'amitié. La dépouille du maréchal, elle, n'a pas réapparu et les acharnés qui continuent à la pister reprennent espoir avec la réapparition de l'Espagnol sur le territoire.

C'est lors du mariage d'un ancien du 34 – invités de marques et flots de champagne au cirque d’Hiver (toute ressemblance avec des faits réels récents serait bien-sûr tout à fait involontaire...) – que tous, ou presque, se retrouveront une dernière fois. Quant au cercueil...

Par le titre même du roman, en référence au tristement célèbre « Maréchal nous voilà » et le choix de mettre la dépouille de Pétain au centre de cette histoire rocambolesque, l'auteur donne le ton. Derrière la fantaisie apparente et l'humour se cache un parallèle critique entre la phraséologie de l'époque pétainiste et un certain discours actuel. A travers cette fresque mouvante mais documentée et précise qui s'étend de Pompidou à Sarkozy, de 1973 à 2007, J.-M. Laclavetine évoque l'itinéraire politique, culturel et amoureux de toute une génération avec ses aspirations puis ses renoncements face à la désagrégation sociétale. Au commencement on baigne dans les discussions enflammées et enfumées, les rêves communautaires, les luttes et les grands rassemblements comme celui du plateau du Larzac ou celui des écologistes à Creys-Malville chargé violemment par les forces policières en 1977. Mais plus le souffle de l'Histoire est chargé d'espoir collectif et d'enthousiasme, plus le retour à la réalité s'avère brutal. Le bilan de ces trente-cinq années de vie française, entre les rêves post-soixante-huitards d'hier et la société sans foi ni loi travestie sous ses paillettes à laquelle nous sommes confrontés aujourd'hui, s'avère au final peu reluisant. De l'utopie des maoïstes, trotskistes et anarchistes de toutes tendances il ne reste aujourd'hui, à l'image de la dissolution de la communauté du 34, plus grand-chose d'autre que du désenchantement. Dans ce contexte d'effondrement, l'extrême-droite, dans l'ombre du Maréchal, de Tixier-Vignancour ou de Le Pen, s'est révélée, elle, plus vivace.

A intervalles réguliers, une énumération à la Perec des faits majeurs de chaque décennie vient ponctuer le temps du récit et l'ancrer fortement dans le réel. Le contexte historique, social et politique n'est jamais donné ici à l'état brut mais avec la distance et la liberté de ton que permet le regard rétrospectif. C'est en conjuguant références et faits divers réels (vol du cercueil de Pétain, mariage au cirque d'hiver...) avec les petites histoires de ses personnages, en privilégiant l'anecdote au discours et la complicité au jugement, que l'écrivain personnalise et transcende son histoire. Inattendues, des scènes tendres et naïves - brute épaisse en pleine action de saccage émue par la découverte d'une poésie de Federico Garcia Lorca, réunion du grand-père, du père et du fils partageant le même bonheur d'être ensemble autour du bassin à poissons du pavillon de banlieue familial- viennent se glisser ça et là pour insuffler fraîcheur et émotion dans ce jeu de massacre digne des Pieds Nickelés.

Jean-Marie Laclavetine nous offre là un roman atypique, drôle, vif, intelligent, élégant, délicatement parfumé à la nostalgie, qui s'apparenterait par son exigence formelle et son pessimisme jubilatoire à certains romans de Jean-Noël Blanc ou de Paul Fournel avec une pincée d'impertinence iconoclaste et de loufoquerie à la Boris Vian. Une réussite absolue.

Dominique Baillon-Lalande 
(09/09/09)    



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Editions Gallimard

344 pages - 18,50 €


















Jean-Marie Laclavetine,
romancier et traducteur de l'italien, membre du comité de lecture des éditions Gallimard depuis vingt ans, est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages qui ont reçu plusieurs prix dont le Goncourt des lycéens 1999 pour Première ligne.















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