Retour à l'accueil





Michèle LESBRE

Sur le sable


Hélène, veilleuse de nuit au Magic’Hôtel à Paris, a, depuis qu'elle assure cette fonction, entrepris de mettre ses nuits blanches au service de la relecture de tous les livres de Modiano guettant inlassablement des similitudes entre sa vie et certains passages de ses romans. Peu à peu, fiction et réalité s'entremêlent intimement jusqu'à créer chez elle une confusion totale. Elle donne à son amant, personnage insaisissable à l'allure et aux activités ambiguës qui lui remémore des dialogues de François Truffaut, l'intrigue et la divertit, le surnom de Boudot-Lamotte (voir Remise de peine de Modiano), marche dans la ville à la recherche des lieux qui hantent l'œuvre de l'auteur et s'oublie dans cet ailleurs. « J'avais l'étrange impression d'être moi-même une de ces silhouettes évanescentes qui glissent dans les romans de Modiano. (…) je mélangeais tout, le monde devenait flou et de ce fait beaucoup plus fréquentable. »

Mais les vivants ne peuvent se diluer totalement dans l'espace fictionnel sous peine de basculer dans la folie et le moment arrive où Hélène, pour survivre, ressent le désir impérieux de prendre de la distance pour se retrouver elle-même. « Le temps était venu, me semblait-il, de tout bouleverser ». Décision radicale : elle met fin à sa liaison amoureuse, abandonne pour plusieurs jours son travail et le Paris de ses lectures et de Modiano pour, sur un coup de tête, entreprendre une errance en bord de mer, d’hôtel en hôtel au gré de ses impulsions et du hasard.

Sur le chemin du retour vers Paris, un fascinant spectacle attire son regard : de hautes flammes embrasent le ciel au-dessus de la dune qu'elle longe depuis un moment. Sans se poser de questions, sans même prendre peur ou songer à prévenir les secours, elle se gare et descend sur la plage pour y voir de plus près. Elle s’avance vers ce qu'elle identifie rapidement comme une maison en feu et découvre à la lisière du brasier, assis sur le sable, un homme qui contemple paisiblement mais intensément les ravages du feu. Quand intriguée elle s'approche, l'inconnu l'invite cordialement à s'asseoir à ses côtés et recroquevillé sous une couverture, entreprend de lui narrer son histoire : « Ce n'est rien, c'est ma petite guerre, c'est fini, j'en suis venu à bout. »

Cette phrase l'intrigue et créé immédiatement entre eux une certaine proximité. Curieuse, elle s'installe sur le sable. « Je pensais que nous étions, lui et moi, comme deux rescapés d’une catastrophe, deux naufragés qui tentaient l’un et l’autre de se réveiller d’un cauchemar. » Alors l'incendiaire se met à parler. Elle va l'écouter jusqu’au lever du jour. Il est venu enterrer sa mère mais avant de repartir il lui fallait détruire cette maison, catalyseur de tant de douleurs : Brigitte, la jeune femme disparue dans les vagues un dimanche de ses dix ans, l'amant maternel, ancien de l'OAS, qui « quand il avait bu, (il) racontait les attaques des villages, les femmes violées, les cris, les coups, les hommes martyrisés, les nuits sanglantes, la peur et la haine, ce grand cauchemar qui lui manquait et l'empêchait de dormir. Ses nuits blanches me faisaient horreur, mais je ne me doutais pas que ma mère venait l'en distraire », et Sandra, cette femme peintre trop brièvement aimée, brutalement enlevée de la maison et extradée vers l’Italie pour être emprisonnée à vie.
Les figures successives des drames de l'enfance ou du passé plus proche, défilent et donne sens à la « petite guerre » à laquelle il vient de mettre fin.

Tandis qu'il parle, au fil des confidences avec un effet d'écho, la mémoire d'Hélène vagabonde à la rencontre de ses propres fantômes mêlés à ceux qui hantent les romans de Patrick Modiano qu'elle s'est singulièrement appropriés. Insidieusement, leurs histoires intimes finissent par s'entremêler. Tandis qu'il évoque ses amours avec Sandra rattrapés par les années de plomb de l'Italie dans les années 1970 – « Sandra faisait parti des italiens réfugiés pour des raisons politiques, et que la France s'était engagée à recueillir. Elle venait de Bologne, avait participé à des actions dans sa propre ville, à Rome et à Milan, des vols et des saccages de locaux politiques plus de trente ans auparavant. Des repentis avaient gagné leur liberté en la dénonçant, elle et d'autres, en l'accusant de crimes qu'elle niait avoir commis. La mémoire n'avait pas le même prix pour tout le monde. On s'acharnait moins sur les militants d'extrême-droite. Il y aurait bientôt d'autres extraditions, la parole donnée était reprise. » – elle repense à Giorgio, celui qu'elle aimait, mort dans la gare de cette même ville de Bologne qui connut l'horreur d'un attentat meurtrier en 1980 et en conserve des traces comme un étrange monument aux morts.

L'homme disparaît quand au bout de la nuit elle s'est assoupie mais, auparavant, il a par bribes, livré une part de sa vie, donné quelques explications à son geste, et, sans doute, aidé sa complice d'une nuit à regarder vers l'avenir en se délestant de souvenirs devenus encombrants.

« Il y a des êtres mystérieux – toujours les mêmes –- qui se tiennent en sentinelles à chaque carrefour de votre vie. » Cette phrase de Modiano, inscrite en épigraphe du livre, est déjà une clef.

Les deux êtres solitaires et cabossés par la vie qui se rencontrent par hasard sur cette plage tentent, chacun à leur manière, de survivre à la perte d'un être aimé. Leurs mots, leurs souvenirs, leurs douleurs prennent corps puis s'évanouissent dans la nuit. Comme des pas sur le sable, les repères habituels s’effacent et le temps prend d'étranges raccourcis. Bercés par le ressac de la mer, de joies en blessures, de rêves en réalités, ils se livrent et le lecteur découvre leur aventure par une suite de fondus enchaînés semblable à celle qui emportait le lecteur dans le voyage ferroviaire du Canapé rouge. « J'ai tenté de faire un classement chronologique, pour finalement y renoncer. Cela n'avait aucun sens et ne racontait rien. On croit que les histoires se déroulent avec une sorte de logique, un début et une fin, on fait semblant de ne pas savoir qu'elles sont là tout entières depuis le début, avec leur commencement et leur chute. Mais il faut se mentir un peu. »

Michèle Lesbre se plaît à mêler les époques, les temps, les lieux. Tout s’imbrique, se mélange, se dilue en demi-teinte, avec en contrepoint, l'évocation des seize titres de Modiano dont les phrases viennent ponctuer le récit. Par cette porosité entre la lecture et la vie, Sur le sable est donc aussi un singulier hommage à l'œuvre de l'auteur de Villa triste et à la puissance de la littérature. « Les livres pouvaient-ils prendre le pouvoir sur nos existences, les faire ressembler à ce qu’ils laissent en nous, des traces indélébiles parfois ? »

L'auteur nous livre ici une lumineuse variation sur l'amour, la douleur, la solitude, la mémoire. Elle choisit l'intimité et la lenteur, pour dire, dans un huis clos presque hors du temps, la fragilité de l'existence entre deuils et occasions manquées, les sables mouvants de la mémoire, les turbulences de l'Histoire et les combats pour la liberté, la difficulté d'approcher sa propre vérité.

La simplicité apparente du style, la fluidité musicale des phrases, touchent, enveloppent, emportent. Avec douceur et sensibilité, l'écrivain nous fait toucher du doigt les émotions universelles et essentielles qui nous habitent. Tout est provisoire et si la vie ne laisse que des empreintes sur le sable, « il faut saisir les choses et les gens, ne rien laisser filer, jamais ».

Un très beau roman d'atmosphère, éminemment littéraire et mélancolique comme un livre de Patrick Modiano.

Dominique Baillon-Lalande 
(23/10/09)    



Retour
Sommaire
Lectures









Sabine Wespieser
Editeur

148 pages - 17 €






Michèle Lesbre

a déjà publié une dizaine de livres et obtenu plusieurs prix littéraires (dont le Prix Mac Orlan pour Le Canapé rouge qui a été finaliste au Goncourt).


Lire un article sur

Le canapé rouge








Vous pouvez lire
un entretien avec
Michèle Lesbre
sur le site
Calou,
l'ivre de lecture