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David LODGE


La vie en sourdine



Après avoir fait revivre Henry James dans l’excellent L’Auteur ! L’ Auteur !, David Lodge, avec La vie en sourdine, revient au "tout petit monde" universitaire et fait de Desmond Bates, professeur de linguistique à la retraite, le héros et le narrateur de son nouveau roman. Desmond a une épouse, Winifred (qu’il appelle affectueusement Fred), encore active et attirante, une fille, un fils, bientôt un petit-fils ; il entretient également des rapports satisfaisants avec les enfants que sa femme a eus d’un précédent mariage, et il veille sur son père Harry, quasi nonagénaire atteint de démence bénigne qui ne veut pas quitter sa petite maison sordide pour s’installer dans la résidence que lui conseille son fils. Néanmoins, Desmond souffre du rétrécissement de sa vie intellectuelle et sociale, aggravé par sa surdité grandissante, et assiste avec regret au déclin de son activité sexuelle. C’est son journal intime, parfois rédigé à la troisième personne comme s’il se voyait de l’extérieur, qui forme la matière d’un roman où l’humour, pour présent qu’il soit, ne s’en voile pas moins de nostalgie.

Certains passages ont la drôlerie irrésistible à laquelle nous a habitués l’auteur. La surdité de Desmond l’expose en effet à des malentendus et à des quiproquos comiques, comme lorsqu’il entend sa femme lui demander une "pelle anti-adhésive" alors qu’elle réclame une poêle. On en jugera d’après ce passage où il retranscrit l’un de ses dialogues conjugaux :
« Fred : Mur mur mur.
Moi : Quoi ?
Fred : Mur mur mur.
Moi
(cherchant à gagner du temps) : Ah ah.
Fred : Mur mur mur.
Moi
(essayant de deviner le contenu du message) : D’accord.
Fred
(surprise) : Quoi ?
Moi : Qu’as-tu dit ?
Fred : Pourquoi as-tu dit "d’accord" si tu n’as pas entendu ce que j’ai dit ?
Moi : Attends que je mette mon appareil.
Fred : Non, pas la peine. Ce n’est pas important. 
»

Aussi Desmond se retrouve-t-il souvent dans des situations aussi gênantes que ridicules : au cours d’une réception donnée par sa femme, son appareil auditif tombe en panne, et, pour éviter à tout prix d’engager une conversation où il ne pourrait comprendre son interlocuteur, il ne trouve rien de mieux que d’infliger à ses invités de longs monologues au cours desquels il ne leur permet pas de placer un mot et qui sont en total décalage avec le contexte. Son infirmité le conduit aussi à accepter sans le savoir un rendez-vous avec Axel Loom, qui lui a tenu des propos dont il n’a rien entendu. Cette jeune femme excentrique, fabulatrice et perverse va dès lors le harceler pour qu’il accepte de superviser sa thèse, une étude linguistique des lettres de suicidés, ce qui le mettra souvent dans une position embarrassante. Ces rapports avec Alex alimentent un comique de situation et de caractère qui parcourt le livre entier.

Cependant, le burlesque n’atteint pas ici la démesure vaudevillesque des précédents romans. David Lodge s’attache ici davantage au réalisme psychologique, mettant en lumière, dans un registre doux-amer et avec une grande justesse, les rapports entre Desmond et son père, qui n’ont plus rien à se dire et qui s’exaspèrent mutuellement malgré leur affection réciproque, phénomène encore accru par la détérioration mentale du vieillard. Il montre aussi les tensions familiales qui se révèlent lors des réunions festives comme le repas de Noël, qui pèse fortement au narrateur : « "L’histoire se répète la première fois comme tragédie et la seconde fois comme farce, mais Noël se répète à satiété", ai-je fait remarquer en contemplant tous ces gens plongés dans diverses attitudes de torpeur, d’ébriété, d’indigestion ou d’ennui autour du salon, serrant des livres neufs qu’ils ne liraient jamais, des gadgets qu’ils n’utiliseraient jamais et des articles vestimentaires qu’ils ne porteraient jamais. » Desmond jette un regard écoeuré sur cette fête de la consommation reine, comme sur bien d’autres aspects d’un monde où il ne se reconnaît plus, fustigeant ces « offenses à la raison et à la bienséance » que sont « certains phénomènes comme Big Brother, les mots orduriers dans le Guardian, les anneaux vibrants pour le pénis en vente chez Boots, les noceurs qui vomissent dans le centre-ville le samedi soir (…) »

Dans la dernière partie du livre, le ton se fait encore plus grave. Parti donner une tournée de conférences en Pologne, Desmond se rend à Auschwitz dont la visite solitaire le marque profondément. Au retour, il doit faire face à l’ultime maladie de son père, qui s’éteint inexorablement à l’hôpital après une attaque d’apoplexie. Là encore, l’émotion contenue de la narration sonne particulièrement juste. Les obsèques seront l’occasion de resserrer les liens familiaux et de prendre conscience du prix de la tendresse, seul rempart contre le tragique de la mort.

Dans les Remerciements qui servent de postface au livre, David Lodge ne cache pas que la surdité du narrateur et le personnage de son père sont tirés de son expérience personnelle. C’est sans doute cette part d’autobiographie qui donne à La vie en sourdine sa tonalité particulière, celle d’un livre qui s’achève sur une note certes apaisée, mais où l’humour se nuance d’une mélancolie inspirée par l’approche de la vieillesse et de la mort.

Sylvie Huguet 
(31/10/08)    



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Editions Rivages


414 pages - 21,50 €

Traduit de l'anglais par
Maurice et Yvonne
Couturier








David Lodge,

né à Londres en 1935,
a enseigné la littérature anglaise jusqu'en 1987 à l'université de Birmingham. Il est l'auteur d'une œuvre importante qui comprend des essais critiques et de nombreux romans.







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