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LUNATIK


Tous crocs dehors
(17 nouvelles)


Le livre commence par le récit d'un marin devenu ouvrier dans une usine de poulets, de toute sa vie conjugale et familiale plus exactement, à partir d'un jeu avec les clichés littéraires les plus éculés. En raccrochant sa vie dérisoire à ces images convenues, il la dépersonnalise avec humour, crée une distance entre ce vécu avec lequel il va rompre. "Il y a longtemps que tu ne m'aimes plus, il y a longtemps que je le sais. Aujourd'hui, il est temps que je parte. Que je fasse de ma vie autre chose qu'un cliché parmi des millions d'autres." La chute, ambiguë à l'extrême, où fantasme et dérapage se mêlent, est une annonce parfaite de ce qui ensuite attend le lecteur. (Cliché X : retour au port)

D'autres hommes en perdition dans L'abîme où un représentant au chômage, abandonné par sa femme nous amène au fond du désespoir et de la folie ; dans Une affaire de priorités où un incendie nous précipite en deux pages dans le basculement d'un univers banal vers l'inconcevable ; ou dans Toutes nos solitudes où un ancien détenu chargé de l'entretien du bâtiment puis du ménage dans un hospice est écartelé entre son humanité envers les vieux parqués là et son dégoût profond des corps. Les hommes ici sont au rendez-vous de la solitude et de la folie, du fantasme et de la souffrance, capable du pire, aussi.

Nabila (Danse Nabila) pourrait représenter la revanche de la femme voilée, Elena (La fille au bout du quai) celle de la jeune-fille violée, tandis que l'héroïne de Désir féminin et crudité, 36 ans, mariée, harponnant un jeune amant, serait davantage le symbole de la liberté et de la passion et Madame Tomassin, dans sa chambre de l'hôpital psychiatrique (Un peu, beaucoup, passionnément) celle de l'éternelle adolescente... D'autres femmes évoquées plus personnellement par l'auteur, telles des figures poétiquement rêvées (Le dessin, Insomnie) nimbent de leur présence, en intermèdes, les nouvelles. Femmes victimes et superbes, comme une force de vie impossible à contrôler et à comprendre.

Beaucoup d'enfants aussi au fil des récits. Dans Raconte-moi une histoire, Anne, une adolescente de quinze ans, raconte à sa petite sœur une version moderne et cocasse du "Petit Chaperon Rouge" qui pourrait bien ressembler à une bombe à retardement pour son père et sa maîtresse. Le petit Prince du bloc D, lui, est un gamin des rues perdu qui nous joue une version des Oiseaux d'Hitchcock fort singulière quand le bambin de six ans de milieu protégé, engoncé dans sa combinaison rose et perdu au pied des pistes (La neige était jaune) est juste obnubilé par son irrépressible envie de pisser. Un même sentiment d'abandon pourtant, partagé aussi par le gamin de l'orphelinat devenu adulte qui, face au désir d'enfant partagé avec sa compagne, replonge avec émotion dans son passé (Venez me chercher), celui durement traité par ses parents dans Plumes d'anges et poule au pot qui donnerait presque envie de devenir végétarien, ou ce bel élève de dix-sept ans "tout juste capable de lire Babar au Pérou" brutalement sorti du circuit sans explication, à la recherche duquel, par acquit de conscience, le professeur partira (Préjugés et lieux communs). Enfances gâchées et combatives pourtant.

Brutales et dérangeantes, ambiguës et fantaisistes, ces nouvelles, empreintes d'une douce cruauté et d'un humour à la limite du cynisme, mettent en scène des personnages égarés, solitaires, animés par une colère intérieure et un sentiment d'injustice, capables indistinctement de violence comme d'un insondable besoin d'amour.

De l'enfance à la vieillesse en passant par le couple, les thèmes de la vengeance, de l'abandon et de la solitude, de l'amour et de la sexualité, de la souffrance et la folie, s'entremêlent autour de la question centrale du mal, avec férocité et inquiétude.

L'auteur joue de l'art de la formule et de la provocation. Les chutes des nouvelles sont extrêmes, choquantes parfois, surprenantes toujours. Le rythme soutenu précipite le lecteur dans un tourbillon vertigineux. Au final, le lecteur, happé par l'histoire, s'y retrouve parfois, est touché toujours.
"Des lèvres qui embrassent aux crocs qui déchirent, il n'y a souvent qu'un faux-pas, inattendu comme la force d'un réflexe ou d'un besoin irrépressible. [...] Le destin ne serait-il qu'un Petit Poucet ricanant, rongé par ses névroses ?" (éditeur).

Un recueil étonnant, original et exigeant. Une voix nouvelle avec laquelle il faudra compter, assurément.

Dominique Baillon-Lalande 
(14/07/11)    



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Editions Quadrature

130 pages - 16 €