Alison LURIE

La Vérité et ses conséquences



« C’était par une très chaude matinée au beau milieu de l’été : après plus de seize ans de mariage, en voyant son mari à une quinzaine de mètres, Jane Mackenzie ne le reconnut pas. » Ainsi commence le dernier roman d’Alison Lurie, qui, à l’instar des précédents, livre au lecteur une satire aiguisée du milieu universitaire et une peinture subtile des désordres du cœur et des sens. De fait, si Jane ne reconnaît pas Alan, c’est qu’il a beaucoup changé en quinze mois, depuis qu’un accident de volley-ball lui a infligé une hernie discale et des maux de dos invalidants. Le brillant professeur spécialiste de l’histoire architecturale, sportif bronzé et mari épris de sa femme, s’est transformé en valétudinaire maussade, « une sorte de mendiant geignard et miteux. » Jane le soigne avec dévouement en cachant ses frustrations, mais Alan n’ignore pas que son état éloigne de plus en plus sa femme, qu’il n’est même plus sûr d’aimer, et se perçoit lui-même comme un has been que ses souffrances perpétuelles empêchent de poursuivre ses travaux. Quand Delia Delaney, écrivain célèbre et femme d’une grande beauté aux caprices de star est invitée en résidence par l’université où travaillent Jane et Alan, la situation est mûre pour qu’éclate la crise.

Manipulatrice et séductrice, Delia ne peut vivre sans polariser l’attention de son entourage qu’elle soumet au rythme de ses migraines et de ses exigences fantasques ; sa conception élastique de la vérité et de la morale s’accommode des sincérités successives qui caractérisent les personnalités hystériques. Tout le campus est bientôt sous le charme, dont Alan qui tombe amoureux et noue avec elle une liaison semi-platonique. Avec sa rigueur, son honnêteté, son refus du paraître, son sens des responsabilités conjugales et administratives, Jane ne peut lutter à armes égales. D’ailleurs, elle-même est rapidement attirée par Henry, le mari de Delia, voué comme elle au rôle de « soigneur », et dont la santé, la stabilité, la bonne humeur contrastent agréablement avec les maux permanents de son époux.

Construit avec beaucoup d’habileté, le roman fonctionne comme une comédie de mœurs, de situations et de caractères, qui ménage des scènes d’une drôlerie parfois digne d’un vaudeville, comme lorsque Jane surprend son mari, en tenue plus que négligée, caché derrière un rideau dans le bureau de Delia. L’échange de partenaires sur lequel repose l’intrigue est d’ailleurs une situation comique en elle-même, et ce comique est renforcé par un humour constant, qui tient au ton et aux images : « C’était (…) un soulagement de ne plus la voir (…) rester assise seule au salon à zapper devant la télévision en espérant que leur mariage – cette gazinière ou ce frigidaire défaillant – allait se remettre à fonctionner de lui-même, alors qu’Alan savait déjà que cela ne se produirait pas, que la défaillance était fatale. »

Enfin, Alison Lurie fait œuvre de grande romancière dans la mesure où ses personnages gardent une complexité et une part de mystère qui interdisent au lecteur de porter sur eux un jugement univoque. Ainsi, dans un premier temps, on est tenté de condamner Delia et de prendre parti pour Jane, mais ensuite on se demande si la seconde, avec son honnêteté et son sens du devoir, n’est pas prisonnière de conventions qui en font une femme foncièrement ennuyeuse, et si la première, avec son égocentrisme et son amoralité, n’a pas sur Alan une influence beaucoup plus enrichissante et positive, puisqu’elle l’amène à commencer une seconde carrière de dessinateur et d’architecte qui lui apporte un succès inespéré . Bien plus, la fascination que Delia exerce sur son entourage s’exerce aussi sur le lecteur qui ne cesse de s’interroger sur elle : quand est-elle sincère, et avec qui, si tant est qu’elle le soit jamais ? Surtout, cette femme qui ne semble vivre qu’à travers le chatoiement des apparences et le regard d’autrui, et qui pousse le cynisme jusqu’à faire un pur mariage d’argent est-elle ou non une artiste authentique habitée par une profonde exigence créatrice ? Elle le prétend à plusieurs reprises, et justifie son comportement en invoquant l’intérêt supérieur de son œuvre, mais cette œuvre mérite-t-elle qu’on en fasse si grand cas ? Sur cette question, le roman ne permet pas de conclure. Comme La vérité sur Lorin Jones, La vérité et ses conséquences est en dernière analyse une réflexion ambiguë sur la fonction de l’artiste qui, pourvu qu’il crée, ne serait tenu d’être ni « bon » ni « heureux ».

Sylvie Huguet 
(22/07/06)    



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Editions Rivages
265 pages
20 €