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Marcus MALTE

Les harmoniques



Il fait nuit. Une 404 déglinguée et quarantenaire quitte les rives de l'océan pour Paris. De la musique s'échappant d'un vieil autoradio à cassettes, emplit l'habitacle. Du jazz. A bord, deux hommes: Mister, pianiste noir jouant dans un club et Bob, son ami, ancien professeur de philo reconverti en chauffeur de taxi. "Ils laissèrent défiler l'album de Mulligan dans son intégralité sans prononcer une parole. Rien à redire là-dessus. Ils croisèrent durant ce temps deux voitures et un chien errant aux allures de chacal. On se dirigeait doucement vers les cinq heures et la nuit commençait à ôter ses dessous noirs. Le baryton exhala un dernier souffle. Suivit un silence rauque, suave, que Mister apprécia à sa juste valeur."

Mister est agité : une jeune femme de vingt-six ans au visage d'ange a été assassinée, brûlée vive, retrouvée dans un hangar désaffecté. Vera Nad, l'émigrée sans-papier venue en France pour oublier les massacres de Serbie et devenir comédienne, venait souvent au Dauphin Vert où Mister joue tous les soirs avec son trio. Pour l'artiste, la musique, Herbie Hancock, Bill Evans, Coltrane, Lady Day (Billie Holiday), Monk, Mulligan ou Getz, c'est toute sa vie. Vera était belle, le musicien l'avait repérée dans la salle. Elle s'asseyait "à la table la plus proche, sur la gauche de la scène, à l'endroit où la voûte naissait" et il était heureux. Ils avaient parlé, avaient sympathisé mais Mister, vaguement amoureux mais gêné par la différence d'âge, gardait ses distances. Cela ne l'empêche pas de prendre cette mort violente en pleine face. Malgré la version officielle de l'affaire vite classée sous l'étiquette "règlement de compte", confirmée par les aveux des deux junkies arrêtés, le pianiste pressent, derrière ce crime barbare, un mystère. Le délai entre la découverte du corps et l'arrestation des coupables désignés est d'à peine 72 heures et, même avec une police efficace, cela lui semble suspect. Il décide alors de remonter le fil de l'histoire de la jeune femme pour connaitre et comprendre la vérité.

Dans sa recherche des commanditaires probables de cet assassinat, il croisera d'autres soupirants de la troublante Vera : un peintre qui la reproduit à l'infini sur ses toiles avec un corbeau, un étudiant de son club de théâtre, un ministre. Mais qu'est ce qui lie le titanesque peintre maudit qui vit reclus en banlieue parisienne, le jeune Jean-Baptiste taciturne et hargneux et la mafia serbe qui semble bien avoir joué son rôle dans cette histoire ? Et ce Karoly, ministre de l'Intérieur consumé par le pouvoir et le sexe qui aurait des tendances fascisantes, quelles étaient ses vraies relation avec la victime ? Vera est-elle aussi innocente que Mister veut le croire ?

Au mépris des dangers, se fiant à son seul instinct, de façon naïve et désordonnée, le jazzman embarque Bob dans une enquête qui les transportera du présent au passé, de Paris à Vukovar, de la demeure cossue de Neauphle-le-Château aux charniers des Balkans, qui les immergera dans le milieu de l'art, les confrontera aux atrocités commises en ex-Yougoslavie, au pouvoir de l'argent et de la politique. "Il y a la guerre avant la guerre. Il y a la guerre pendant. Il y a la guerre après la guerre. Tous les morts vous le diront. Et les autres aussi, qui se croient vivants."

Tandis que les clefs de ce drame nous sont livrées une à une, des chapitres en italique viennent s'intercaler pour dire le douloureux passé de Vera à Vukovar, soulignant son terrible destin d'indélébiles traits noirs. "Elle était âgée d'une dizaine d'années quand cela avait commencé. Elle avait vu le jour avant. (...) Elle avait eu le temps d'entrevoir le bleu du ciel. Le rouge, le rose du ciel. Elle avait eu le temps de frayer parmi la foule les matins de marché. Saoule d'odeurs et de couleurs, de bruits et de mouvements. La main de sa mère qui ne la lâchait pas. Ne serait-ce que ça : marcher dans les rues de sa ville. Sans se presser. Sans frémir. Sans paniquer. Sans courir en crabe pour déjouer les tirs. Sans bondir d'un pan de ruine à l'autre comme un lièvre traqué. Sans avoir le crane éclaté en plein vol."

Tout commence comme dans un roman policier classique : un meurtre inexpliqué, une enquête, des enquêteurs occasionnels et désabusés.
"Mister et Bob essaient de comprendre, de panser les blessures comme ils peuvent. Ce ne sont pas des super-héros, ils ne savent même pas tenir un flingue, mais des hommes qui souffrent de voir souffrir les autres. Mister, en particulier : il possède une espèce d'innocence qui se heurte à la réalité, sordide et implacable. D'où cette incompréhension, d'où cette révolte aussi, qui l'émeut et le meut. Mister, c'est chacun d'entre nous au moment où on sort de l'œuf, plein de sève et de rêve, et où on découvre les loups tout autour, en train de se pourlécher les babines…" expliquait l'auteur quant à son couple fétiche apparu dans Le doigt d'Horace et Le lac des singes. Des humanistes vrais dont l'espérance têtue et la fragilité face aux forces du mal auxquelles ils s'attaquent, nous touchent, effectivement.

Autour d'eux, Joseph Kristi, le géant manchot dont les toiles fascinent ceux qui les découvrent, l'étrange couple formé par Miroslav le guitariste-chanteur installé dans les couloirs du métro et son aïeul aveugle, Dominique Karoly le puissant homme d'état ou la brute épaisse nommée Bullmastif, ont tous leur part de mystère.

A travers la figure de Vera, victime dont le fantôme hante l'esprit de Mister, voix qui de l'au-delà vient entrecouper le récit, c'est une fois encore l'innocence dévoyée magistralement évoquée dans Garden of Love que Marcus Malte, avec lyrisme et sensibilité, évoque.

Dans ce roman noir et troublant, où l'intrigue première finalement importe peu, ces personnages forts, organisés en un magnifique face à face entre la pureté et l'appétit de vie des uns et la violence et la haine de ceux dont le présent est gangréné par le passé, servent ce qui semble constituer les vrais sujets du roman : la quête de la vérité (plus que cette vérité elle-même) et de la justice menée par les deux hommes, la violence du monde illustrée par le contexte politico-historique franco-serbe et ses protagonistes. Une illustration personnelle de la lutte classique du bien et du mal avec l'alternance de l'ombre avec la lumière.

De même, dans une conjugaison efficace des contraires, l'auteur passe sans crier gare de la violence à la mélancolie, de l'horreur au burlesque, de l'indignation portée par une prose accusatrice à la poésie douce-amère, sans oublier l'humour émaillant certains dialogues ou surgissant de certaines situations à la cocasserie imprévue. Les silences ou non-dits ponctuent ce Beau Danube Blues (sous-titre du roman) au parfum de standard de blues, orchestré comme un concert avec ses passages lents et ses mouvements orageux, son style fluide et ses phrases mélodiques.

Le jazz, fil rouge qui surfile la narration, donne le tempo et ces harmoniques-là – "Notes derrière les notes. Notes secrètes. Ondes fantômes qui se multiplient et se propagent à l'infini, ou presque. Comme des ronds dans l'eau. Comme un écho qui ne meurt jamais" – résonnent longtemps dans notre mémoire.

Un nom de rue, au hasard du récit, rend hommage à l'auteur Pascal Garnier, disparu récemment. Émouvant témoignage de cette pudeur, cette qualité d'émotion, ce regard sur l'autre, cette fidélité à lui-même, cette noirceur tendrement féroce, qui réunissent les deux auteurs et leurs œuvres.

Un superbe roman qui mêle passion, politique et révolte, nous parle d'art, de musique et d'Histoire, pour plonger au plus profond de l'humain. Un voyage plein d'émotions. Incontournable !

Dominique Baillon-Lalande 
(11/03/11)    



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Noir & polar









Éditions Gallimard

Série Noire
370 pages - 19 €









Vous pouvez lire
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un entretien avec
Marcus Malte








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Intérieur nord

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Toute la nuit devant nous



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Il va venir

Bandit

De poussière et de sang

Scarrels

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