Nadine MONFILS


Le bar crade de Kaskouille



L'action se déroule dans le rade vieillot et modeste de Lucien situé dans « un bled paumé au milieu de nulle part ». Le patron tient le comptoir, essuie les verres, discute avec les habitués, bref s‘occupe comme il peut pour passer le temps. Son frère Roger, un attardé qui « a des nouilles dans la boîte crânienne », est chargé du service. La mère, ex-patronne recluse dans la cuisine, est invisible depuis sa dernière attaque mais reste présente par la voix. D'un ton acariâtre, elle interroge régulièrement Lucien sur les bruits de la rue ou du bar qui parviennent jusqu'à ses oreilles. Un petit jeu auquel le fils semble fort s'amuser à en juger par les explications plus saugrenues les unes que les autres qu'il invente pour elle.
« - Qu'est-ce qui se passe gamin ?
- C'est rien m'man. C'est la grosse d'en face qu'est tombée du troisième étage. Mais t'inquiète pas, elle n'a pas éclaboussé notre trottoir.
- A ben tant mieux ! 
»

A cette étrange famille de bistrotier s'ajoute Rosalie, vieille ivrogne qui se dit atteinte d'« artérocirrhose », tolérée malgré son ardoise longue comme un jour sans pain pour la bienveillance qu'elle témoigne au frangin. Occupée à boire ou à cuver, endormie sur la banquette, elle hante les lieux en permanence.
Marcel, le boucher « tablier ensanglanté et tronche assortie, mais couleur pinard », homme rustre et brutal que sa femme a plaqué pour un Marseillais de Pigalle, vient ici tous les matins prendre son p'tit rouge et chercher un peu de chaleur humaine. Une des devises qu'il applique journellement est « faut pas broyer du noir, faut agir. » Tout un programme.
Carmella, une fille sexy, robe léopard et talons hauts, toujours accompagnée de son chien « pomponné comme un abat-jour de foire » vient ici faire ses pauses. Dans une autre vie, elle s'appelait Gérard et était le frère de Marcel. Un choix, une transformation et une vie de prostitution que le boucher n'a jamais pu accepter.

Quand la porte s'est ouverte sur l'inconnu, Lucien, n'en croyant pas ses yeux, faillit lâcher le verre qu'il essuyait. Le client, un homme distingué avec un attaché-case en cuir et un manteau gris, sans percevoir la surprise qu'il provoque, commande une bière et va s'asseoir. Il semble avoir rendez-vous ici et attendre quelqu'un. L'occasion rêvée pour Rosalie, rongée de curiosité quant à la mallette, de faire la conversation et de se faire offrir quelques verres. Comme l'attente se prolonge, le commercial se met à vanter ses services dans l'espoir de décrocher, au hasard, un improbable contrat. « Fallait qu'il ferre un poisson coûte que coûte. Qu'il rentabilise tout ce temps à attendre ce putain de client qui lui avait visiblement posé un lapin. » L'étranger alors lancé décrit avec lyrisme son métier de tueur à gages. « Je suis la dentellière du crime, le Pierrot sanguinaire, le voleur d’ombre… Je tue celui qui me le demande, où il veut, comme il veut. Pour ceux qui n’ont pas d’imagination, je propose des petites morts gouleyantes sur couteau de velours, ou des morts grandioses entourées de guirlandes. La mort est un art, cher monsieur… »
Personne ne semble ici le croire ou être choqué par cette activité... originale. Carmella le travelo musclé qui, pour quelques retouches esthétiques douteuses, a besoin de plus d’argent que ce que lui ramènent ses passes sur les aires d'autoroute, se renseigne avec attention sur ces activités apparemment fort lucratives. Mais le "Monsieur" trouve plus sûr de poursuivre son entreprise de séduction auprès de la vieille Rosalie qu'il espère convaincre de faire de lui son héritier en échange d'une mort très douce qui abrégerait ses douleurs dans le jardin d'Adamo ou lors d'un long baiser à la Rudolf Valentino au cœur du désert avec ses cactus et ses roses des sables. Mais, même si elle se laisse bercer par le rêve d'une fin hors du commun, la vieille pochetrone s'accroche à la vie. Et puis, à part le beau vase en cristal que sa mère a ramené de Charleroi, il semblerait que sa proie n'ait « rien à elle, que des emmerdes » explique Lucien.

C'est alors que le Marseillais revient chercher la TV chez Marcel, que Lucien fait des confidences qui pourraient nuire à sa vie, que Rosalie se retrouve avec plein de billets dans la poche, que le frigo du boucher se remplit, que le tueur retrouve sa mère, qu'un perroquet apparaît, que Roger surprend tout le monde... Tout s'emballe et on se retrouve en plein délire avec quelques morts sur les bras.

Nadine Monfils excelle dans le registre de la comédie noire surréaliste et fantaisiste.
Elle se joue avec audace et humour de son lecteur en truffant son intrigue de scènes cocasses, de rebondissements imprévus, de dialogues décalés et percutants. Ses personnages sont truculents, le rythme est soutenu, la langue colorée et on se laisse embringuer sans peine dans cette intrigue bien construite. Un court récit fluide avec une tonalité personnelle et originale.
Irrésistible !

Dominique Baillon-Lalande 
(14/04/09)    



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Noir & polar










Editions La Branche
Suite Noire
90 pages - 10 €

La Suite Noire est un club très fermé. Pour figurer dans cette collection, éditée par les éditions La Branche, il faut en effet avoir publié dans la Série Noire. L’idée initiale de Jean-Bernard Pouy, qui choisit les textes, était de rendre hommage à la mythique couverture jaune et noire de Gallimard, après son passage en grand format.


Photo © Jean-Luc Geoffroy
Nadine Monfils,
est belge et vit à Montmartre. Elle est l'auteur d'une trentaine de romans et de pièces de théâtre. Également cinéaste, elle a réalisé Madame Edouard, un film avec Michel Blanc, Didier Bourdon, Dominique Lavanant et Josiane Balasko, dans lequel elle met en scène le commissaire Léon, le héros de sa série policière.








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