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Jean-Luc MOREAU

Camus l'intouchable



Pour la commémoration des cinquante ans de la mort de Camus, bon nombre de livres ont vu le jour, certains ne nous apprenant rien, d’autres tournant à l’hagiographie, la plupart réitérant une vieille idée, indéfectible, coulée dans le bronze : Camus a raison. Camus a raison contre Sartre (celui qui se trompe tout le temps même avec Raymond Aron). Encore faudrait-il, pour les détenteurs de cette vérité, lire l’article que Sartre a publié dans Les temps modernes et qu’il nomme sobrement Réponse à Albert Camus (Les temps modernes n°82, août 1952, repris dans Situations IV, éd.Gallimard 1980).

Camus a raison à peu près contre tout et contre tous bien que l’on ignore complètement ce que furent les réponses de ses contradicteurs et parfois jusqu’à leurs noms.
La morale dont il se prévalait, et dont on préserve et valorise encore aujourd’hui les effets, suffit à l’immuniser des imperfections de son temps.
Camus l’infaillible d’autant plus que les bases de cette infaillibilité repose sur son refus de succomber aux sirènes du compagnonnage politique.

L’ouvrage de Jean-Luc Moreau souhaite « désenclaver Camus de son mythe pour le rendre à lui-même ». Il s’agit de saisir l’homme vivant, réel, de comprendre et d’y révéler peut-être une méthode à travers les polémiques qu’il a suscitées ou qu’il a quelquefois orchestrées. La rupture Sartre/Camus voile une polémique beaucoup plus vaste qui tourne autour de la parution de L’homme révolté en 1951. Antérieurement, deux fronts s’étaient ouverts qui impliquèrent André Breton et Gaston Leval.

André Breton réagira rapidement au chapitre Lautréamont et la banalité publié par les Cahiers du Sud. Il défendra le « champ illimité » de « l’aventure spirituelle » de Lautréamont a contrario d’un Camus qui n’y verra qu’une œuvre normée et donc absolument pas novatrice. Pour Breton, Camus s’en tient non seulement à une lecture primaire mais il y borne la pensée en spécifiant qu’il s’agit là d’une avancée extraordinaire. Breton s’étonne de cette lecture sommaire, dérisoire, à bien des endroits faussée car elle est ignorante d’études et de commentaires rigoureux concernant Les chants de Maldoror.

Gaston Leval comme André Breton respecte Camus. Pour tous les deux, il ne s’agit pas de faire éclater une « affaire » mais d’apporter d’autres sources à l’information camusienne. Gaston Leval est un fils de communard. En 1915, pour échapper à la conscription, il se réfugie en Espagne où il milite à la Confédération Nationale du Travail. Il fuit le franquisme, sera emprisonné en 1938 pour insoumission. Il s’évadera en 1940 de Clairvaux. Camus le rencontrera aux alentours en 1945 grâce au journal Le libertaire auquel tous les deux collaborent.

Leval demandera à l’auteur de l’essai : « Qu’avez-vous lu de Bakounine ? » En effet, Camus confond, par exemple Netchaïev et le penseur anarchiste, falsifie outrancièrement sa pensée, en fait un « possédé » ou un nihiliste, un terrible destructeur, alors que Bakounine est un penseur politique, libertaire, dont le projet est, certes, la destruction du capitalisme mais surtout la construction d’une nouvelle société basée sur l’émancipation collective.
Des contresens, des falsifications, des inventions mensongères, des confusions, tout cela au service de la morale camusienne.

Encore une fois Camus aura raison. S’il accorde quelques concessions ambiguës à Gaston Leval en affirmant « Bakounine est vivant en moi », il n’y a aucune remise en cause.
Ce que Camus veut éteindre soit par le silence absolu envers Breton, ou l’attention minorée accordée à Gaston Leval, s’embrasera ailleurs, loin de l’espace médiatique. Le périodique marseillais La Rue en juin 1952, ou la revue Soleil noir-Positions s’interrogeront sur la pertinence et la validité de la révolte camusienne, et notamment avec beaucoup d’ironie sur ce concept de « révolte mesurée ».

Jean-Luc Moreau, dans les trois derniers chapitres, fait intervenir Georges Bataille, Roland Barthes et Raymond Guérin. L’ouvrage se décale légèrement et fait place à des controverses qui ont affaire à une partie de l’œuvre et non plus au seul ouvrage L’homme révolté. Guérin affirmera : « J’aime trop Camus pour n’aller pas jusqu’à lui devoir la vérité. »
La critique de Guérin se situe à deux niveaux. Il fustige un public moutonnier qui ne sait pas démêler une littérature de haut vol d’une entreprise commerciale donc d’une écriture périmée dont les quelques éclats ne suffisent pas à établir une œuvre.
Pour Guérin, le roman L’étranger était annonciateur d’une grande et vraie littérature. Depuis lors, Camus s’y dérobe. « N’écoutez pas vos flatteurs ! Résistez ! Résistez ! Taisez-vous, rentrez dans l’ombre si vous n’avez plus rien à dire ou si vous ne savez plus le dire ! ».

Un des mérites de ce livre Camus l’intouchable provient de la richesse de la documentation. Il réunit ce qui a dû être épars et sans doute inconnu ou partiellement connu pour les contemporains de Camus. Cela lui donne d’autant plus de force qu’on a toujours voulu minimiser ou rendre spectaculaires certains désaccords (essentiellement avec Sartre) en n’interrogeant pas la méthode camusienne.
La morale étant d’enseigner, elle se déleste de toutes formes de débats, de toutes argumentations d’égal à égal, et se pose toujours comme une vérité absolue. Camus ne répond pas à ses adversaires. Il assène ses vérités, falsifie et tord la pensée de l’autre, souvent sans posséder une connaissance pointue ni des auteurs ni de leurs œuvres. De nombreux contradicteurs (certains le vénèrent et le respectent) en viendront à penser qu’au mieux, Camus ne travaille que par ouï-dire ; d’autres (quelquefois les mêmes) mettront en cause l’honnêteté intellectuelle de l’écrivain et essayiste.

Il demeure clair que s’il existait une suite au livre de Jean-Luc Moreau, elle déboucherait sur la question politique et renouerait avec un débat toujours ouvert.
La « révolte mesurée » ne sert-elle pas aujourd’hui encore à désamorcer l’idée de révolution ? La violence révolutionnaire appartient-elle à la nature de la révolution ou est-ce que cette violence ne s’inscrit pas comme un rapport avec le monde réel, celui de la domination ?
Le livre ne parle pas de cela mais il est bon de revisiter l’accueil que l’on fait à Camus (peut-être malgré lui) et à partir de cela dévoiler une idéologie qui magnifie les artisans d’une morale individuelle et pure à l’encontre d’un engagement politique où nous deviendrons tous des petits Sartre relatifs, aptes surtout à nous tromper.

Christian Viguié 
(18/12/10)   



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Neige / Ecriture

260 pages - 18,95 €







Jean-Luc Moreau,
essayiste, nouvelliste et traducteur, est le théoricien de la "Nouvelle Fiction", à laquelle il a consacré un ouvrage fondateur (La Nouvelle Fiction, Critérion, 1998). On lui doit aussi Sartre, voyageur sans billet (Fayard, 2005) et Simone de Beauvoir, le goût d'une vie (Écriture, 2008).