Retour à l'accueil du site | ||||||||
Toni Morrison a trouvé une coupure de journal qui racontait l'histoire
de Margaret Garner, une esclave en fuite vers Cincinnati et la rivière
de l'Ohio en 1856. Rattrapée par les chasseurs d'esclaves, elle préfère
tuer sa fillette plutôt que de la livrer à ses anciens maîtres.
C'est à partir d'un fait divers, d'un fragment d'histoire relaté
par les Blancs de l'époque, qu'elle a commencé ce livre centré
sur Sethe, la mère infanticide. Sethe y devient l'incarnation du destin
de tout un peuple, inscrit dans sa chair de femme et de mère. Frappée
d'anathème pour un acte qui a suscité la réprobation de
la ville, Sethe est une nouvelle Ariane qui entraîne irrésistiblement
le lecteur vers l'intérieur, celui de son corps de femme comme celui
de son histoire d'esclave. On suit la fuite de Sethe, vers le Nord où se trouve déjà
la fillette qu'elle allaite encore, alors qu'elle est sur le point d'accoucher
d'un autre enfant. Son corps est pesant. Ses seins gonflés de lait et
douloureux signifient de façon charnelle et physique son désir
de retrouver l'enfant pour la nourrir. Sethe est l'emblème vivant de
la maternité réalisée et à venir avec les marques
toutes aussi concrètes de la perversion du système duquel elle
essaie de s'affranchir. Son dos a été lacéré de
coups de fouet et au moment d'accoucher en pleine nature, elle rencontre une
jeune blanche qui lui porte secours et découvre ce que Sethe ne peut
pas voir, même si elle en éprouve la souffrance. Elle lui décrit
les blessures comme les branches d'un arbre qui pousserait entre ses épaules. Sethe est dépossédée d'elle-même comme de son corps
et des fruits qu'il donne. Car pour le maître, la vie qu'elle donne représente
autant de fruits qu'il s'approprie et vend au mépris des liens qui unissent
la mère et l'enfant. Sethe est l'image d'une maternité réalisée
et à venir, mais détournée, chosifiée dès
le départ par le maître qui a apposé sa marque sur son dos,
devenu arbre qui sert à produire ce qui n'est pas autre chose qu'une
marchandise. En suivant les traces de la fugitive, le lecteur déchiffre
une autre histoire où, dans un univers aux valeurs perverties, la mort
devient la seule forme de vie possible, où, dans une situation de désespoir,
tuer se fait synonyme d'aimer. Lorsqu'on montre à Paul D. la coupure
de journal qui relate le fait divers, lui a qui a connu Sethe, ne la reconnaît
pas sur la photo qui accompagne l'article. Symboliquement, on touche ici la
fracture entre l'histoire officielle, celle que racontent les autres et celle
que le lecteur découvre en accompagnant un cheminement de l'intérieur,
avec ce qu'il a d'obscur et de terrible. Mais le livre de Toni Morrison ne représente pas seulement le passé,
il le re/présente, en soulignant les ramifications entre passé
et présent, la persistance de faits dont les Afro-Américains continuent
de porter le fardeau à travers leur histoire familiale et psychologique.
On se souvient d'Alex Hailey, l'auteur de Racines, qui, nourri de ce qu'on
racontait dans sa famille, a pu retrouver la trace de son ancêtre Kunta
Kinte en Gambie. Toni Morrison renonce au temps du passé dans les dernières
pages de son livre avec une phrase, qu'elle répète et dont elle
met le verbe au présent. La belle-mère de Sethe dit qu'il n'est
pas de maison aux Etats-Unis qui ne soit hantée par le chagrin d'un Noir
mort. L'histoire de ces anciens esclaves est faite de morts et de séparations
constantes, d'enfants et de parents, de frères, de surs qui ne
se sont jamais revus. Toni Morrison écrit une histoire qu'il faut se
réapproprier et dont il faut sans cesse combler les vides, en acceptant
aussi l'opacité, comme le souvenir de la langue africaine que parlait
la mère de Sethe, à jamais disparu avec elle. Écrire l'histoire
de l'intérieur, c'est refuser celle qui vient de l'autre côté
mais aussi désigner une mémoire qui n'a toujours pas guéri
des blessures du passé. La fluidité de l'écriture évoque le féminin qui
est au centre du livre mais aussi le jazz qui était le chant de tout
un peuple. Ce livre donne ainsi à entendre la singularité d'une
voix, dans sa texture même. Cette voix, en s'élevant contre le
discours officiel, en résonnant dans une littérature américaine
qui a longtemps classé l'écriture afro-américaine comme
un fait périphérique, est aussi celle du refus, du déni
d'un statut où l'on subit, où l'on accepte la version des autres
et l'aliénation qui en est la conséquence. Cécile Oumhani |
Sommaire Lectures Christian Bourgois (Août 1989) 380 pages - 20,50 € Traduit de l'américain par Hortense Chabrier et Sylviane Rué
plusieurs couvertures dans la collection 10/18 |
||||||