Roland NADAUS

Devine d'où je t'écris ?



Connaissez-vous la Chicoménie septentrionale, êtes-vous déjà allé en Youestan, ou visité la Féminie occidentale ? Non ! Me direz-vous. Et pourtant… Roland Nadaus nous entraîne en un voyage virtuel où il est question d’écrire. Devine d’où je t’écris ? est un recueil de « fablépîtres », nous y découvrons chaque pays, chaque contrée à travers une lettre, écrite par Jean de la Tirehaie à ses « frèramies », c'est-à-dire à tous les « contrebandiers » de la société, ceux qui, amateurs des « Lettres » plus que du « Livre », se targuent de lire la littérature d’aujourd’hui comme celle d’hier ou de commettre eux-mêmes des œuvres littéraires. Ce voyage est réjouissant d’ironie où l’on peut reconnaître des évènements, des situations, des communautés ; où, finalement, chaque pays visité est la métaphore d’une communauté.

Dans chaque fablépitre nous découvrons comment les autorités du pays ont fait main basse sur le droit d’écrire une lettre à quelqu’un. Dans la plupart des cas, le droit d’envoyer des courriels, de faxer ou de téléphoner n’est pas remis en cause. Il s’agit donc bien des relations épistolières manuscrites entre les personnes qui sont réglementées et ce, non seulement pour les habitants de ces contrées, mais aussi parfois, pour les visiteurs étrangers de passage. Nous y retrouvons des personnages et des situations tels que l’envie de faire des rapprochements avec telle ou telle personne, telle ou telle organisation, s’en trouve avivée par l’ironie distillée dans les histoires présentes. Ce qui est raconté dans ces fablépitres est à prendre au deuxième ou troisième degré. Monsieur de la Tirehaie sait combien il faut savoir jouer avec la censure lorsque que l’on veut faire parvenir son courrier. En tant qu’étranger, il se sait surveillé, et cette attention portée à ses faits et gestes, réelle ou imaginaire, selon la contrée, induit parfois l’utilisation du discours ambiant pour essayer de faire passer son message. En fait, pour dire qu’il va bien à ses amis, il dira comment cela se passe pour les habitants, en prenant le parti des dirigeants, en faisant passer sa critique en contrebande. Ainsi par exemple : La population vit déjà dans la plus grande misère et l’effort d’armement – légitime ! – engloutit l’essentiel des maigres ressources du pays or on ne fonde pas un état fort sur la faiblesse des humbles mais sur leur soumission transcendantale : tout comme le pauvre a besoin que des riches vivent à sa place ses désirs, le faible est un nécessiteux qui mendie du fort sa dignité : la Divinité et son SS/GDG (Sacro-Saint Gouvernement Des Graphèmes) la lui offrent en écrivant sa vie à sa place. Car écrire est sacrement alors que vivre n’est que sacrifice. Donc quand faible ou pauvre écrit c’est qu’on blasphème c’est qu’on trahit – ou qu’on relève de la psychiatrie.
Quant aux officiers et aux prêtres, il est normal que compte-tenu de leur très lourde charge et de ce qu’ils supportent pour le salut du peuple et celui de la Nation, pour la grandeur de l’État et la gloire de la Divinité qu’ils incarnent ils disposent d’un statut qui soit aussi statue c’est-à-dire représentation symbolique mais très concrète de l’éternité : ainsi les soi-disant « avantages » matériels dont ils jouissent ne sont en fait que la terrestre transcription de leur nationale et divine fonction. Violer une vierge ou détourner l’argent public ne sont que la terrestre expression d’une céleste éternité simplement portée à incandescence sociale dans l’intérêt du peuple même : ça crève les yeux, ça les crève ! C’est par devoir que le Général s’est enrichi, c’est par devoir que l’archiprêtre s’est constitué un harem et si le Maréchal-Pontife est la plus grosse fortune du Kalaadstan c’est encore par devoir.
Ce court extrait de la première fablépitre, est très outrancier et pourtant… cela rappelle bien des discours, où le creux de ceux-ci ne les empêche pas d’entraîner des conclusions néfastes pour l’être. De plus la structure est telle qu’elle se retrouve dans des discours moins outranciers mais tout aussi néfastes pour le citoyen.

Au Kalaastan, on ne peut écrire une lettre qu’en langue vernaculaire ; au Manusland, seule la communication téléphonique est autorisée ; en Bloncardie, la correspondance privée doit obligatoirement emprunter l’écran ; en Capdorie, les lettres sont caviardées par la censure ; au Klamoustan, seuls les homosexuels ont droit de lettre ; au Mousran, les lettres sont sous forme de questionnaire que le destinataire doit remplir, car selon la loi mousranienne, il appartient au destinataire de cocher les bonnes cases et de retourner le tout en 3 exemplaires à l’expéditeur ; en Léthigraphie, l’écriture est une sanction, un supplice ; en Grande Licornie, les habitants font tout pour que leurs lettres passent à la télévision ; en Morphie, on n’a le droit d’écrire qu’aux morts : en Féminie occidentale, l’accord du genre se fait au féminin, ce qui donne : on confonde d’où je vous écrise sexe et genre et en case de désaccorde c’est toujours la signe de la féminine qui l’emporte. En case de désaccorde aussie : la grammaire sur cette pointe est inflexible. Moi+ moie = elle. Tu-tue aussie et je-je et nous-nousse et vousse-vous il n’y a qu’un pour y échapper – encore queue qu’onne… En Prouvinze ; il est interdit par l’état d’écrire dans la langue vernaculaire mais où les Pruvinziaux assassinent systématiquement qui ose parler la langue de l’État ; en Trigauderie, la traîtrise est sanctifiée ; en Litholbanie, les lettres doivent être gravées dans la pierre ; en Eugénaldie, interdiction est faite aux vieux d’écrire ; au Frankiland, tout courrier doit être commercial ; le Youestan est, c’est connu, un pays à la technologie très avancée, ici être en avance est une tradition. Ainsi bien que le courrier électronique et l’épitre audiovisuelle soient depuis longtemps utilisés, on a remis en vigueur la simple lettre manuscrite, un stylo, de l’encre, du papier, une enveloppe, un timbre à lécher, un coup de tampon dateur, une flamme postale originaire et vole la missive jusqu’à son destinataire via le bon vieux facteur à pieds avec sa sacoche à surprises ; en Oculie, on ne peut exister par l’écrit ; en Tocassie, la lettre expédiée par voie postale doit être anonyme ; en Ogrie, toute lettre doit être envoyée à Ogrien-Dieu-des-Hauts, sous peine d’être brûlée et son auteur châtié ; en Orphélie, etc.

Roland Nadaus est expert pour nous entraîner sans avoir envie d’une pause dans ces communautés aux mœurs d’écriture changeants, jamais anecdotiques, avec une certaine maestria dans l’utilisation de l’ironie. On sort de ce livre avec la critique avivée, l’ironie mordante et la volonté d’en découdre. Merci à Roland Nadaus pour ce recueil de fablépîtres qui nous fait chaud au cœur comme à l’esprit.

Gilbert Desmée 
(12/08/08)    



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Editions Ragage

104 pages - 16 €









Roland Nadaus
né à Paris en en 1945, est poète, nouvelliste, romancier... Auteur d'une trentaine d'ouvrages, il a aussi assumé des mandats politiques : maire, conseiller général, etc.


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