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Amélie NOTHOMB


Tuer le père


Depuis Freud et sa présentation du complexe d'Œdipe, beaucoup d'analystes pensent que tout enfant ressent un jour le désir inconscient de tuer son père. Mais pour le tuer encore faut-il le connaître… ou le choisir…
Avec Amélie Nothomb, pas d'essai psychologique, mais des personnages bien campés dans une histoire bien ficelée avec pour décor les vastes horizons du Nevada.

Joe Whip n'a jamais connu son père. Sa mère refuse même de lui dire son nom. La vérité est qu'elle n'a jamais appris qui l'avait mise enceinte tant les hommes défilaient à la maison.
Pour occuper sa solitude, depuis six ans, il s'entraîne à la prestidigitation devant son miroir, manipulant les cartes et les objets avec une dextérité surprenante.
Quand il a quatorze ans, sa mère trouve un nouveau compagnon qu'elle aimerait garder quelque temps. La cohabitation se révélant difficile entre Joe et son presque beau-père, elle met son fils à la porte.
Pendant un an, Joe fait ses tours de cartes dans les bars de Reno jusqu'au jour où il rencontre un homme qui lui fait une étrange proposition – "Quand on a un tel don, il faut avoir un maître" – et lui indique l'adresse d'un très grand magicien, Norman Terence.
Joe rencontre alors un couple étonnant. Norman Terence se produit dans des salles prestigieuses et des cercles étrangers de renom tout en restant un homme très calme et très humble. Sa compagne, Christina, est une jeune femme distinguée, taiseuse et très belle.
La cohabitation de ces trois personnages constitue l'essentiel du roman.

Terence initie Joe à la magie en lui inculquant l'éthique de leur don. "Le but de la magie, c'est d'amener l'autre à douter du réel." La triche aux cartes est l'objet d'un débat entre eux.
Si on triche vraiment bien, on ne va pas en prison, dit Joe.
Tu as raison, lui répond Norman, si on triche vraiment bien, on est liquidé par la mafia.
La relation entre Joe et Norman est intense. L'homme en parle avec sa compagne :
– Quand je lui enseigne la magie, il est tellement bizarre, presque effrayant. Il boit mes paroles et, en même temps, je sens qu'il veut me sauter à la gorge et me déchiqueter de toutes ses dents.
– Il t'adore !
– Oui il m'adore comme un gamin de quinze ans adore son père. Donc il a envie de me tuer.
– Et toi tu le considères comme ton fils ?
– l y a de ça. J'ai beaucoup d'admiration et d'affection pour lui. Quand je pars, il me manque. Quand je reviens, il m'énerve et il m'exaspère.
– Tu as peur de lui.
– Non. J'ai peur pour lui.
– Alors il est ton fils.

Joe apprend à mieux connaître Christina qui exerce aussi une activité artistique : jongleuse de feu. Le moment fort de son année, où elle peut se confronter aux meilleurs de sa discipline, est le festival de Burning Man. Une semaine en plein désert, perpétuant la tradition des grands festivals hippies, avec musique, spectacles, drogue, sexe et excentricité vestimentaire. Après trois ans d'attente, pour ses dix-huit ans, Joe est enfin autorisé à accompagner Terence et Christina. L'ambiance a de quoi le surprendre. Certains se promenaient tout nus, dont quelques filles canon qu'il regarda avec stupéfaction. Mais la plupart étaient habillés à la mode locale : tutus roses, queues-de-pie jaune à rayures violettes, bottes de fourrure synthétique orange.Un vent de folie souffle sur le sable…

Mais c'est pour Christina que Joe et Norman sont venus à Black Rock City, pour sa prestation parmi les plus prestigieux fire dancers.
Jongler revient à nier tant la pesanteur que la multiplicité des choses. Le pari du jongleur est d'assurer le mouvement perpétuel et aérien d'une matière lourde et nombreuse. […]
Le jongleur de feu ajoute à ce pari une clause démentielle : la matière, outre son poids et son nombre, possède un danger. Si cette propriété demeure plus d'une fraction de seconde en contact avec le corps, il brûle.
Quant au danseur de feu, c'est le fou absolu : c'est un jongleur de feu qui fait de sa technique un acte total, non pas seulement accomplir des prodiges avec ses bras, mais incarner le miracle de la tête aux pieds.

Le récit du spectacle, la réflexion sur la danse et la mise en scène du corps nous offrent de très belles pages.

Que se passe-t-il au cours de ce festival ? Seule la lecture du roman permet de le savoir. Quant à l'après-festival et au sens profond du livre, comme d'habitude, l'auteur réserve au lecteur autant de plaisir que de surprises. Joe Whip, le jeune illusionniste tout pétri de volonté, de folie, de patience et d'abnégation, mérite sa place dans la galerie déjà bien remplie des personnages hors du commun de la planète Nothomb.

Serge Cabrol 
(29/08/11)    



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Editions Albin Michel

160 pages - 16 €












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