Joyce Carol OATES, Hantises



Dans la plupart de ces nouvelles, le fantastique s'immisce dans le quotidien d'une façon si insidieuse que le doute reste permis : l'événement inquiétant relève-t-il du naturel, du surnaturel ou du fantasmatique ? Ainsi, la femme mystérieuse qui inflige une fessée à la jeune narratrice de « Hantées » est-elle un fantôme, ou une habitante clandestine de la maison abandonnée ? La visite nocturne que l'héroïne de « La poupée » rend à la maison qui l'intrigue et qui s'achève en cauchemar a-t-elle réellement eu lieu, ou s'agit-il d'un mauvais rêve ? Et pourquoi la chatte que Monsieur Muir poursuit de sa haine reparaît-elle toujours, lors même qu'il croit l'avoir tuée ? Cette hésitation entre réel et fantastique accroît le malaise, et instaure un trouble durable chez le lecteur.

Ce trouble naît aussi des abîmes que l'on devine dans l'âme de personnages dont la normalité n'est qu'apparente, et dont l'auteur met à jour les fêlures avec un art minimaliste impressionnant : l'essentiel est suggéré au détour d'une phrase, sans jamais appuyer, et c'est au lecteur de déceler, chez l'universitaire si sûre d'elle-même de « La poupée », l'angoisse persistante d'une petite fille humiliée, ou de percevoir peu à peu, chez le couple apparemment si uni de « La chatte blanche », le fossé qui sépare en fait les deux époux et la jalousie féroce du mari. Joyce Carol Oates manie en effet le non-dit avec dextérité, au point qu'elle achève parfois sa nouvelle sur un suspens, avant le dénouement attendu, laissant le soin de conclure à la sagacité du lecteur et entretenant ainsi avec lui une complicité savoureuse – c'est le cas dans « Le modèle ». Cet art atteint un sommet dans « La prémonition » : ce récit est centré sur un crime sanglant qui pourrait donner lieu, chez un auteur moins subtil, à une scène de gore. Or ici, rien n'est jamais dit : une odeur flottante, une excitation inhabituelle sont les seuls indices à partir desquels le lecteur peut reconstituer la vérité.

L'art de Joyce Carol Oates n'est pas sans rappeler celui de Henry James ; « Les habitants maudits de la maison de Bly » se présente d'ailleurs comme une très brillante réécriture du Tour d'écrou. Mais l'horreur y est plus crue, le sexe et la violence – et la violence du sexe – y sont partout présents, d'ailleurs sans aucune complaisance. Certaines de ces nouvelles sont particulièrement déstabilisantes, d'autant plus qu'elles demeurent énigmatiques, comme « Pauvre Bibi », variation atroce sur la mort d'un animal familier. Mais le texte le plus fort est peut-être « Martyre », le tout dernier du recueil, dont l'extrême cruauté est à la limite du soutenable, et qui manifeste parallèlement une vive compassion pour l'ensemble du monde vivant, fût-ce sous sa forme la plus humble et la plus méprisée.

En progressant dans ce recueil, le lecteur croit sans cesse qu'il vient de lire la meilleure nouvelle, pour changer d'avis dès la nouvelle suivante, qui lui paraît encore plus frappante. Ce livre se dévore et se savoure à la fois, avec une intense jubilation. Son titre, Hantises, lui convient à merveille, car les textes qu'il contient hantent longtemps l'imagination une fois la lecture achevée.

Sylvie Huguet 



Retour
Sommaire
Lectures







Editions Stock, 2005
362 pages
20,99 €


Traduction
Claude Seban