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Elsa OSORIO

Tango


Au tout début il y a la musique et la danse – le tango. Un jeu de regards entre Luis, Argentin de passage à Paris, et Ana, Française d'origine franco-argentine, puis un tango dansé ensemble au Latina, où chacun en apprend suffisamment sur l'autre pour que la conversation s'approfondisse et que naisse l'envie de se revoir. Ana est universitaire, fiancée à un courant d'air, Luis est cinéaste, célibataire. Ana est une Lasalle, un nom qui eut sa part de gloire dans la petite communauté des grands propriétaires de bétail ; Luis est le descendant de Juan Montes, un célèbre compositeur de tangos des années 30. Lui est amoureux de Buenos Aires, elle fâchée avec l'Argentine dont le régime, trente ans auparavant, a emprisonné son père pour délit d'opinion, et avec sa famille paternelle : son père a été abandonné par son propre père, qui haïssait les "subversifs". Puis Luis et Ana découvrent que des liens très anciens, remontant aux dernières années du XIXe siècle, nouent l'une à l'autre leurs familles : l'aïeul de Luis était le fils d'Asunción, femme de chambre d'Inès Lasalle – la sœur d'Hernán, le père de ce César tant exécré qui n’a pas hésité à laisser emprisonner son fils...
Voilà donné le coup d'envoi d'une vaste fresque familiale qui va déployer, pendant plus de quatre cents pages, une myriade d'histoires d'amour, les unes contrariées pour cause d'interdits sociaux – une femme de chambre ne saurait prétendre épouser un "fils de famille" pas plus qu'une "fille de famille" ne peut rêver de se marier avec un simple joueur d'orgue de Barbarie – les autres vouées à l'échec parce que sous-tendues par les affres des passions, quelques-unes enfin vécues pleinement. L'on trouve des noces arrangées, des enfants nés hors mariage, des relations adultérines – et des désespoirs qui vont jusqu'au suicide ou à la lente immersion dans la folie.

Accrochés à ces vies tumultueuses, des personnages aux caractères affirmés dont les sentiments, les émotions, les incertitudes et les emportements sont rendus par une écriture maniant une palette riche et subtile. Les protagonistes sont dépeints de telle manière, et leurs destinées brossées avec tant d'allant que l'on éprouve d'emblée une très puissante empathie à leur égard – on ne songe plus qu'à découvrir ce qu'ils deviennent... Asunción connaîtra-t-elle l'amour dans les bras d'Hernán ? Et Inès ? Pourra-t-elle suivre Miguel ? Qui de l'amour ou de la loi des classes sociales l'emportera ? Juan deviendra-t-il célèbre ? Retrouvera-t-il Rosa ? Ana et Luis vont-ils finir par s'accorder ? Le projet cinématographique de Luis verra-t-il le jour ? Quelques questions parmi tant d'autres qui obnubilent le lecteur et le poussent à tourner les pages l'une après l'autre sans plus voir les heures passer. Voilà pour la force purement romanesque de ce livre. Dût-il n'être que cela – un roman "à personnages" brassant mélodrames et tragédies avec ce qu'il faut de maîtrise pour ne jamais sombrer dans le pathos – Tango serait déjà une belle réussite. Le travail formel qui caractérise l'écriture le place bien au-delà de cette ligne de flottaison qui distingue les romans simplement "bons" de ceux qui offrent un véritable intérêt littéraire.

Mais avant de s'intéresser de plus près aux virtuosités d'écriture dont a usé Elsa Osorio, il faut préciser que le fond du récit ne se limite pas aux histoires croisées de ses protagonistes : s'y racontent aussi deux zones de l'Histoire qui se regardent et s'interpénètrent – l'histoire du tango depuis sa naissance et celle de l'Argentine en tant que pays – ainsi que la genèse et le développement, en une très habile mise en abyme, d'un projet de film sur le tango dont le sujet et la structure ressemblent trait pour trait à ceux du livre qu'on est en train de lire...
Luis ne croit pas que le véritable protagoniste du film soit Juan, ni Asunción, ni Hernán, ni le joueur d'orgue napolitain, ni le compadrito, ni l'entraîneuse, qui ne manquera pas d'être là, mais le tango, le tissu de toutes ces relations complexes, le rassembleur de toutes ces différences.

À cette matière brute que l'on pourrait dire marbrée répond une construction beaucoup plus complexe que ne le laisserait supposer la division du texte en parties et en chapitres. À l'intérieur de ce découpage des plus classiques se cache un entrelacs serré de voix changeantes, mêlant monologues intérieurs, passages narratifs, style indirect libre, avec parfois l'irruption, telle une éminence brusque dans un terrain plat, d'une apostrophe, d'une interpellation, d'une formule d'adresse. Pour ciseler davantage encore ces figures, l'on voyage en va-et-vient continuels dans les différentes époques – le "présent" de la relation entre Ana et Luis, le "passé" de la dynastie Lasalle et de la famille d'Asunción – et l'on achève de s'envertiger au gré des temps grammaticaux, tantôt présent, tantôt passé simple, tantôt futur parce que ces jeux tous azimuts demandaient d'être pimentés de quelques anticipations... Du très grand art que rehaussent, non sans humour, ces petits clins d’œil narratifs que sont ces voix défuntes venues de Tango, le paradis des "gens du tango" qui ont réglé leur vie sur cette musique, et les soudaines prises de parole... du tango lui-même.
Cette étreinte, c'est moi, Tango, c'est aussi simple que tu le sentais, Hernán, en ce temps-là. On a passé des années à débattre sur mes origines et mes causes, mon nom et mon métissage, à disserter sur mes aspects secondaires, alors que la seule chose importante, celle qui me fonde, c'est cette étreinte.

Elsa Osorio transfigure la saga historico-familiale, un genre si consensuellement romanesque qu'il finit par contenir, pour certains lecteurs, l'essence même du mot "roman". Elle ne se contente pas d'une narration polyphonique – procédé somme toute assez banal aujourd'hui : elle joue avec une maestria hors du commun des niveaux temporels et des postures narratives, creusant encore les reliefs de son récit en introduisant les voix "supradiégétiques" du chœur des morts et celle du tango personnifié. Ne manquons pas au passage de saluer le travail du traducteur, qui a su rendre en français la haute technicité de cette écriture. Les changements de narrateurs, d'époques, de lieux gardent leurs complexités, parfois perturbantes – d'autant que les personnages sont très nombreux et que les prénoms se retrouvent d'une génération à l'autre. Mais par le vertige même qu'ils provoquent, ces glissements incessants donnent à ce roman tout son charme : l'on s'y engouffre comme dans une danse endiablée qui, terminée, laisse sans souffle – et si heureux – ceux qui s'y adonnent.

Isabelle Roche 
(21/02/07)    

Vous pouvez aussi lire régulièrement des articles d'Isabelle Roche sur le site www.lelitteraire.com


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Lectures








Editions Métailié

492 pages, 22 €



Traduit de l'espagnol
(Argentine)
par
Jean-Marie Saint-Lu




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un entretien avec
Elsa Osorio





Née à Buenos Aires en 1952, Elsa Osorio a écrit des scénarios pour le cinéma et la télévision.
Elle a obtenu plusieurs prix dont le Prix National de Littérature, le Prix du Journalisme d’Humour, le Prix Amnesty International et elle a été finaliste du prix Femina.
Son premier roman, Luz ou le temps sauvage, a été publié chez Métailié en 2000.





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de l'auteur :
www.elsaosorio.com