Yves PAGÈS

Le soi-disant



Sur la base d’un fait divers authentique qui eut un grand retentissement dans les années 1970 – par l'âge de ses victimes et sa proximité temporelle et circonstancielle avec la tragédie de la discothèque de Saint-Laurent-du-Pont révélant les défauts de construction de nombreux établissements –, Yves Pagès raconte, des années après, les vrais-faux souvenirs de Romain, « 11 ans moins des poussières » au moment des faits.
Il aura suffi d’un quart d’heure pour que le collège parisien de la rue Edouard-Pailleron s’effondre comme un château de cartes.

Romain, élève de 6e du CES, fils d'un ardent cinéphile exploitant d'un cinéma de quartier et d'une mère militante féministe ingénieur du son, n’a rien manqué du spectacle. Installé aux premières loges sur le balcon d'en face, il reconnaît, grâce à son pull étoilé coloré très identifiable, son aînée hurlant dans la fumée et les flammes alors qu’il la croyait à cette heure à son cours de musique au conservatoire.
« Pour être certain que c'est bien elle, je me mets à crier, Marianne, Marianne ! Même si ça ne porte pas assez loin, ma voix couverte par le vacarme des vitres soufflées et la chute de projectiles partout, je m'obstine à gueuler. Malgré le craquement des poutrelles en fusion et les trombes d'eau assourdissantes, je m'essouffle en vain, Marianne, Marianne ! Ça me reste au travers de la gorge, de moins en moins audible, à court de larynx sous les nappes du brouillard charbonneux, plié en quinte de toux contre la rambarde, à l'implorer. »

Le lendemain, à la une des journaux, on comptabilise plus d’une vingtaine de victimes dont la sœur gravement brûlée et un disparu, Romain. La police s'interroge sur l'origine accidentelle ou criminelle de l'incendie tandis que les parents et la population accusent l'état qui a fait construire au rabais des établissements scolaires préfabriqués hors des normes de sécurité.

Parmi les suspects qui émergent, on retrouve Romain, envolé depuis l'événement. Son emploi du temps au moment crucial est un gruyère et sa fugue ressemble à un aveu.
Enfin remonté à la surface, le garçon audacieux et gouailleur, témoin ambigu ou complice involontaire, proposera aux policiers qui le questionnent des scénarios et des alibis plus fantaisistes les uns que les autres : un inquiétant professeur de philo nommé Manuel Kant, un exhibitionniste de fortune, un copain collectionneur de briquets. L'adolescent jouit en effet « d’insondables facultés d’affabulation. Il dirige avec maestria un petit théâtre imaginaire sur les planches duquel défilent, pêle-mêle, Caliméro, Costa-Gavras, Fifi Brindacier, sir Carol Reed, Charlot, Diabolo, Marlon Brando ». Surfer au quotidien sur les planches des bandes dessinées qu'il emprunte à la bibliothèque municipale ou sur les films de l’écran paternel dont la bande-son traverse le plancher de sa chambre, est devenu une seconde nature.

Mais la police s'impatiente. « Le nouveau gradé en civil, il avait la patience tournoyante d'un vautour, rien qu'à me regarder d'en haut il savait que j'allais me faire pincer en flagrant délire d'imagination, l'affaire était presque dans le sac du juge, sous scellés de cire rouge, comme sur le bouchon de liège des pots de moutarde... »
Romain acculé et alarmé par la gravité de sa situation finira par lâcher le surnom de son meilleur ami. Il avouera aussi l'achat, juste avant le drame, de deux bouteilles de White Spirit pour Cyril, dit Zippo, gamin en rupture scolaire avec lequel il passe le plus clair de son temps. Une simple commission pour le beau-père qui en « avait besoin pour nettoyer ses pinceaux ».
Ce n'est que bien plus tard, par un acte indiscret, qu'il découvrira les jeux dangereux et l'amour qui unissaient l'ami redoublant et Marianne, la verte manipulatrice en sentiments, cloîtrée à l'hôpital depuis l'incendie avec de graves brûlures.

Propulsé par les médias sinistre complice du drame, Romain peut désormais ré-écrire à loisir son histoire, pour les gamins du foyer où il est placé deux jours, « deux nuits presque blanches à grandir dans ma tête, sans que ça se voie », les journalistes ou les copains. Il faudra attendre le secret de sa chambre pour qu'il tombe le masque et évoque ses angoisses quant à la survie de sa frangine.
« Sous les draps, à force de réduire en poudre mes idées noires, je m'ensablais sur place. Et si, pour changer d'horizon, j'allais faire un petit tour dans la chambre d'à côté ? Jusque-là j'avais évité de céder à la curiosité, périmètre interdit, de peur qu'en entrant chez Marianne en son absence, ça ne brise un charme, oui, ça ne lui porte la poisse et l'empêche d'y remettre jamais les pieds. C'était une ligne jaune tracée dans ma tête, si je la franchissais, j'allais jouer de malchance avec la vie de ma sœur, causer sa perte. »

Pour se libérer des pensées qui obscurcissent sa tête et des mots qui restent coincés dans sa gorge, il les couche sur le papier. Pour déjouer le sort et renouer un contact avec Marianne, que le règlement hospitalier lui interdit de visiter, il le fait sur les pages roses du journal intime de l'adolescente.

Pendant que la police est à la recherche de coupables calibrés, majeurs ou non, les parents de Romain, en bons militants de gauche, s’investissent dans l’association des familles de victimes appelant à la responsabilité de l'Etat.
« J'avais compris que mes démêlés avec la justice causaient du souci à mes parents et compliquaient la défense militante de leurs opinions. (...) Tant que je figurais parmi les morts et que ma sœur restait au plus bas de son état critique, ils avaient deux victimes à leur actif et, du coup, un rôle de premier plan dans le comité des plaignants. Puisque j'étais sorti de mon trou, simple fugueur convalescent, ça ne faisait plus partie du solde négatif, un deuil de moins dans la balance. (...) Lors de la dernière réunion, au complet dans la salle à manger, j'avais tout espionné et c'est encore mon père qui se scandalisait plus fort que tout le monde. (...) Ce genre de meeting à domicile rajeunissait en eux un amour pourtant bien endommagé de longue date. C'était plutôt malsain, ce retour de flammes dont j'avais surveillé l'évolution à travers la vitre dépolie sans arriver à rien lire sur leurs lèvres gloutonnes, comme soudées au même silence baveux. »
D'autres, à la télé affirmaient voir là la conséquence de l'esprit "Mai 68" appelant à un retour à l'ordre moral et à l'autorité parentale.

Devenu adulte Romain, dans l’impossibilité de faire la part en lui entre la victime, le complice ou le coupable, va fouiller les mystères de sa mémoire mouvante et défectueuse pour mener une contre-enquête intérieure et tenter de se réconcilier avec son passé.

L’événement tragique qui fit la une de tous les journaux français, que ce soit sur papier, à la radio ou à la télévision, sert de base à une fiction intérieure teintée de mauvaise conscience. Entre les remords face à l’image de la sœur sur son lit d’hôpital, la recherche de la vérité, le jeu des reparties faciles et des digressions, le poids des souvenirs, c'est l'adolescence et la marche vers l'âge adulte qui se révèlent.

Mais la chronique de l'enfant rebelle et de la vie familiale post-soixante-huitarde entre tradition et modernité teintée d’avant-gardisme est, sur fond d'émissions de télé et d'articles de Paris Match, doublée d'une radiographie du paysage social, politique et culturel de ces années De Gaulle-Pompidou. Tout un monde de désir, de folie, de fureur avec ses ciné-clubs nouvelle vague aux films trop intellos ou trop hollywoodiens, la voix de Janis Joplin alternant avec les chansons de Polnareff à la radio, le sexe qui s'affiche, le féminisme en marche qui libère les ventres, les mouvements contestataires, les ouvriers de Lip en lutte, les manifestations au plateau du Larzac...

Loin de se livrer à une simple énumération de détails et de souvenirs significatifs d'une époque, l'auteur tente ici de dépeindre ces années-là à travers la voix d’un jeune adolescent capable de raconter le pire sans compassion et le meilleur sans nostalgie. Et cet adolescent on l'entend à travers l'écriture avec cette langue proche de l'oralité, ludique, malicieuse, qui n'est pas imitation du discours enfantin mais mélange de mots datés avec d'autres plus contemporains comme une tentative de réconciliation ultime de son passé avec son présent d'adulte.

Dans ce récit générationnel doux-amer et inventif, les références et les clins d’œil abondent, mi-nostalgiques mi-amusés, mais l'aspect le plus intéressant du roman est sans aucun doute la nécessaire remise en question de ce qui est raconté. Romain le "Soi-disant", auquel l'auteur prête son innocence et son insolence, est un fameux raconteur de bobards et plus le lecteur croit approcher d'un semblant de vérité ou pressent un aveu qui ne viendra jamais, plus les versions divergent et font émerger de nouvelles hypothèses. La narration volontairement décousue, fragmentée, s'éloigne du fait divers et du réalisme pour privilégier le cheminement d’une conscience que l’auteur cherche, entre vraisemblance et invraisemblance, à rendre vrai loin de toute objectivité.
Le Soi-disant est une oeuvre originale qui surprend mais qui, derrière sa complexité apparente, sonne juste et touche sa cible.

Dominique Baillon-Lalande 
(11/08/08)    



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Editions Verticales
289 pages - 18,90 €








© Catherine Hélie
Yves Pagès

né à Paris en 1963, est l'auteur d'une dizaine d'ouvrages. Plusieurs d'entre eux ont paru en collections de poche.