Pierre PÉJU, Le rire de l'ogre


Beaucoup d’entre nous avaient découvert Pierre Péju avec La petite Chartreuse (Prix du Livre Inter 2003). Un roman attachant mais qui m’avait personnellement laissée un peu sur ma faim. A la lecture du Rire de l’ogre, je me dis qu’une lecture, alors certainement inattentive, m’avait fait passer à coté d’un écrivain de haute volée. Le dernier roman de cet auteur est effectivement un grand livre.

Le lecteur découvre Paul Marleau à 16 ans, au début des années soixante, lors d’une première séparation avec sa mère attentive et aimante pour un séjour linguistique en Allemagne. Paul est un gamin solitaire, que l’assassinat inexpliqué de son père, ancien résistant et imprimeur militant dans la sombre période de la guerre d’Algérie, a fragilisé. Face à la vitalité et à l’appétit sans faille des jeunes adolescents sportifs et chahuteurs de cette petite ville de Bavière nichée au cœur de la forêt, il se tient en retrait et déverse son énergie dans le carnet de croquis qui ne le quitte jamais. Seule Clara, jeune fille délurée et énigmatique qui regarde le monde par le truchement d’un appareil photo, fille d’un ancien médecin de la Wehrmacht amoureux des roses, semble s’intéresser à ce garçon venu d’ailleurs et à ses dessins, torturés et étranges. Enfants de la paix, reliés chacun à l’Histoire par le passé de leurs parents qu’ils devinent plus qu’ils ne le connaissent, ils pressentent tous deux les fêlures de la guerre sous la tranquillité apparente des jours.

« Quand il pleut (…) la petite ville n’est plus pimpante. (…) une antique sauvagerie émane du sol et des murs. Il monte des fontaines une vapeur étrange et la boue a vite fait de ressembler à du sang. Les silhouettes se font furtives, les dos se voûtent, les sourcils se froncent, les regards deviennent sournois. A la faveur de l’humidité, d’anciennes pensées sortent de leurs coquilles et rampent en laissant derrière elles des traces gluantes.
Quand il pleut comme ça, on sait enfin à quoi s’en tenir. Je comprends confusément que les gens d’ici ont besoin du soleil. Le grand soleil est le complice de ceux qui ne songent qu’à effacer les traces. Les couleurs sont un leurre. Soleil, sourire fardé d’un "comme toujours" imposteur.
 »

La sensibilité de Paul ne le trompe pas. Sous les apparences tranquilles de ce village qui se veut immuable et protégé, prés du grand lac de toutes les festivités, demeurent les traces d’un drame effroyable que le silence et le secret voudraient gommer des mémoires. Un drame édifiant semblable à celui du conte constituant le prologue et l’épilogue du roman. Entre conte et roman, entre philosophie, histoire et récit de vie, la construction de ce roman est effectivement complexe et balade le lecteur à travers l’Europe et dans l’histoire du siècle entrelaçant avec talent les destins, les points de vue et les narrateurs. Ainsi, dans la première partie, face à ce village qui refuse cette mémoire perturbante pour l’ordre et l’harmonie et à sa jeunesse locale immergée dans l’insouciance estivale et adolescente avec ses balades au bord du lac, ses découvertes amoureuses et ses fêtes, Paul et Clara, toutes antennes dressées, cherchent à saisir la réalité cachée des choses. S’intercalent, sur un autre plan, dans un autre temps, les récits de Lafontaine, père de Clara, et Moritz, son ami, porteurs des stigmates de l’Histoire qui nous plongent par des flash-back terribles, au cœur des atrocités de cette guerre qui les a détruits à jamais il y a déjà vingt ans.

« Le goût amer que Lafontaine a dans la bouche n’est pas dû à la seule poussière. Dans la poche de sa vareuse, contre sa poitrine, le carnet est léger, bien léger, comparé à ce nœud de câbles d’acier qui occupe la place de son cœur. Ce matin, ce sont surtout ses propres mains qui le gênent et l’encombrent. Elles sont alourdies, ces mains, et comme déformées par le souvenir des gestes qu’elles ont dû faire pour saisir et soulever Klara. Oui, de sales pognes de faux toubib qui ont attrapé ce corps si léger par l’aisselle, une aile frêle d’oiseau apeuré, pour le pousser hors de la salle, et le contraindre à rejoindre les femmes allant à la mort. Oui, les mains de Lafontaine ont accompli ces gestes d’assassin par procuration. Et il y a une mémoire des mains ! Une mémoire tenace, opaque, brutale qui vibre à la surface de l’épiderme, et dans la chair des paumes, dans chaque nerf, chaque fibre, chaque ligne de vie pleine de sueur, et sous chaque ongle, comme une crasse mnésique. Alors il faudrait constamment occuper les mains qui se souviennent trop bien de leurs forfaits. Leur trouver de minuscules tâches à accomplir, comme se gratter le crâne ou la nuque, jouer avec une pipe ou une boîte d’allumettes ou pianoter sur un morceau de métal. Si par malheur nous laissions nos mains, ouvertes et inemployées, se dresser face à notre visage et commencions à considérer ces dix doigts, remuant à peine leurs phalanges accusatrices, nous saurions aussitôt que les souvenirs honteux ne se tiennent pas dans notre crâne, mais bien dans la chair obscène de ces mains. Chaque empreinte digitale comme un sceau qui atteste que le mal a été fait. »

Confrontés au poids du passé, Paul et Clara n’en finiront pas de chercher toute leur vie à comprendre comment le mal s’infiltre insidieusement et l’horreur surgit des mains humaines. Pour aller jusqu’au bout de leur quête et tenter de maîtriser les fantômes qui les hantent, les deux adultes, dont les destins se recroiseront plusieurs fois, se jetterons corps et âme dans la création artistique. Clara, devenue photographe de guerre internationalement reconnue, traquera aux quatre coins du globe l’instant de mort sur les visages des combattants à l'instant crucial – tuer ou être tués – et tentera de saisir les cauchemars qui hantent les traits des survivants.

« J’ai voulu voir beaucoup de chose. J’en ai trop vu. J’ai fixé tout ce que j’ai pu sur de la pellicule. J’ai cru que j’allais accéder à une sorte de secret...
(…)Ce que j’ai cherché à comprendre c’est comment des êtres parviennent, non pas à faire individuellement le mal – ça c’est facile ! – mais à produire ensemble, une si grande quantité de mal qu’à partir d’un certain moment personne ne peut plus rien arrêter, et les horreurs prolifèrent, comme une mousse noire. (…) J’ai été dans les guerres. J’ai vu les victimes, les meurtriers. Mais dis-toi que je n’ai rien vu du tout ! Ce n’est pas comme ça qu’on entre dans l’insensé ! Le pire n’impressionne aucune pellicule.
 »

Paul, lui, est devenu sculpteur. Il cogne et taille des blocs de pierre pour mettre un visage sur le monstrueux caché dans le tréfonds des âmes.
« La sculpture, attention, c’est un combat, une bataille. Si tu commences, tu dois frapper jusqu’au bout, sinon c’est la pierre qui te met K.O.. A la fin, c’est un corps à corps. Tu lui fais mal mais elle t’a fait sacrément mal aussi. (…) Il arrive un moment où il ne faut plus frapper, plus creuser, plus blesser. Il faut se mettre à caresser, au contraire. (…) Après toute cette angoisse, toute cette sueur, on comprend que la matière qui reste, celle qui a pris forme, c’est de la vie, de la vraie vie. »

Sur leur chemin, à l’un et à l’autre, des rencontres importantes habiteront leurs vies : Max Kunst, professeur de philosophie de Paul, ancien soldat d’Algérie et enfin compagnon de Clara et père de sa fille. Philibert Dods, artiste solitaire mais épicurien, réfugié dans ce Vercors historique si intimement lié pour Paul à son père, qui aidera le jeune artiste à trouver sa voie. Jeanne, la sage-femme tranquille et pleine d’énergie qui tentera, par son amour, de convertir Paul au bonheur et de le protéger de ses démons.

Dans ce conte cruel et inquiétant, les stigmates indélébiles de l'inhumanité s'insinuent, se propagent d'une génération à l'autre comme une gangrène, et cela même dans les moments "optimistes" de l'histoire comme Mai 68. Les guerres lointaines ont un effet secret, tout autant que ces guerres actuelles qui ne nous paraissent lointaines que parce que nous sommes installés dans le confort ou la paix.

« Le vingtième siècle est une période d'une grande ambiguïté, qui a réalisé les pires horreurs à une échelle massive, et qui paradoxalement, a offert de grandes possibilités de bonheur individuel », cette "fresque sur les fêlures du mal ou les fêlures de guerre en temps de paix", est donc aussi un livre sur l’amour, l’amitié, le bonheur, les jeux partagés, les moments simples et lumineux. Les mains des bourreaux ne doivent pas faire oublier celles des femmes qui mettent au monde les enfants.

Dans ce passionnant roman de guerre et d’amour, l’auteur décline et conjugue avec finesse et virtuosité ses obsessions de toujours : la faute, la culpabilité, la solitude, le mal, l'art, l’adolescence, la quête du bonheur. « Le rire de l’ogre est l’histoire de toutes ces vies confrontées à l’ambiguïté et à la brutalité du siècle. »
Trois cents pages captivantes dont il reste des images fortement imprimées dans la mémoire et le cœur.

Dominique Baillon-Lalande 



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Editions Gallimard
304 pages
18 €






Pierre Péju







Prix du Livre Inter 2003