J.-B. PONTALIS

Frère du précédent



L’affection, l’amour sont des échanges pas des contraintes.
On tombe toujours par hasard sur les livres qui nous touchent ; celui-là, je l’avais acheté dans un supermarché comme un produit dont on reconnaît la marque. De Pontalis, j’avais déjà lu deux ou trois ouvrages : Loin, Fenêtres, et aussi comme beaucoup Vocabulaire de la psychanalyse… J’ajoutai donc Frère du précédent à mon panier sans en avoir lu vraiment le titre, en tout cas sans avoir pu deviner son contenu. Il m’a fallu pour cela, le tourner, comme on tourne le corps d’une femme pour mieux en évaluer les formes, et lire son quatrième de couverture : Quand le second est né, le premier s’est écrié : " Comme il est moche ! ". Je compris alors que le destin me mettait, comme une amante en amour, un ami en amitié, un livre sur ma route à un moment où je l’attendais.

Plus je vieillis, plus je culpabilise de ne pas voir mes frères plus souvent, de ne pas les aimer assez (faut-il les aimer assez ?). Le livre de J.-B. Pontalis qui me tombait des cieux de l’inconscient pouvait-il m’aider à répondre à ce malaise, à cette interrogation ? J.-B. Pontalis nous promène à travers sa recherche, le plus souvent composée d’épisodes littéraires, dans l’amour ou le non-amour fraternel. Il enquêtera ainsi – car c’est bien d’une enquête qu’il s’agit – dans les méandres de la relation des frères Proust, Maupassant, Goncourt, et bien d’autres. Ce qui l’intéresse ce ne sont que des couples de frères, pas de fratries plus larges, pas de couple frère et sœur. Non rien d’autre que cela : deux frères. Le rapport qu’ils peuvent avoir, au fond d’eux, l’un vis-à-vis de l’autre lorsque se libère la censure morale et que l’on mesure enfin avec justesse cet amour que l’on porte à ce cher frère (de sang, bien sûr !…)

Nous n’existons vraiment que sous les yeux d’une mère (voir sa maman chaque fois que l’on se voit mal, chantait Léo Ferré) et lorsque ces yeux là, cette mère là, doit partager son regard d’amour pour le porter à ses enfants, ce pluriel devient pour nous terrible à supporter. Comme il est tenace le désir d’être le préféré, l’élu ? Comme il resurgit au moment du partage !… À l’origine du conflit : une mère ne se partage pas !

J.-B. Pontalis nous rappelle que selon la bible, notre histoire commence mal : Cain tuant Abel par dépit et un peu plus tard, Esaü troquant son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Dans la culture de bien des peuples, l’aîné (pas l’aînée !) détient une qualité unique, une qualité qui ne peut s’acquérir qu’en naissant le 1er ! Il devient objet d’admiration, de bonheur pour ses parents et, bien entendu, d’amour. Cet amour qu’il supporte mal, comme nous l’explique J.-B. Pontalis, de partager avec ceux qui viendront en second, qui viendront après lui… N’est-il pas normal qu’il soit le préféré, l’unique puisqu’il a acquis de par sa naissance ce droit : Le droit d’aînesse !… (Il faut lire dans Frère du précédent le très beau chapitre sur ce sujet).

J.-B. Pontalis nous explique dans les premières pages de son livre, premières pages construites comme une introduction, les difficultés qu’il a eues, lui frère du précédent, à avancer dans l’élaboration de cet ouvrage. Il parle d’empêchement, il se doute qu’il va toucher en écrivant ce livre à une corde sensible, une corde douloureuse lorsqu’on la pince. J’ose même m’interroger : l’aurait-il commencé… l’aurait-il terminé, si son aîné était toujours en vie. C’est cela la gloire de l’écrivain, pouvoir parler après la mort… parler aux morts ; pouvoir dire ce que l’on n’a pas osé aborder, ce qui ne nous a même pas effleuré l’esprit de dire du vivant de l’autre. Combien de querelles familiales sont devenues bien plus horrifiantes après le décès de ce proche conflictuel, dans cet espace où l’on ne peut plus espérer réconciliation, amour à nouveau (ou enfin) partagé. Seuls les mots que l’on peut encore écrire savent trouver une mince issue à cette douleur.

Est-ce par méchanceté qu’enfant j’ai déchiré la lettre adressée à mon père par mon frère aîné qui savait depuis peu écrire ; est-ce par dépit que j’hurlais et me roulais par terre alors que ma mère allaitait mon petit frère à peine plus jeune que moi d’une année et demie. Je parle là d’histoire personnelle, mais je défie quiconque avouerait ne pas avoir eu d’images ou d’anecdotes semblables dans son existence. Bien évidemment, cette lettre déchirée représentait pour moi un témoignage d’amour destiné à notre père, et qu’il fallait bien la déchirer pour qu’elle ne parvienne pas à son destinataire pour conquérir son affection ; bien évidemment mon frère cadet en tétant ma mère me privait de la tendresse qu’elle aurait due m’accorder. Mais cela je ne le sais qu’à présent, dans cet aujourd’hui qui est déjà trop tard.

L’ouvrage de J.-B. Pontalis, bien sûr, nous éclaire, même si ce n’est pas complètement (pourrions nous complètement visiter les couloirs de notre inconscient). Sa lecture nous aide simplement à nous débarrasser de toute cette confusion qui nous habite et avec laquelle, malgré tout, nous vivons !

David Nahmias 
(22/01/08)    



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Editions Gallimard
208 pages - 15,50 €