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Yves RAVEY


Cutter



Le narrateur est un adolescent de moins de seize ans qui a la réputation d'être un naïf un peu sot. Il se nomme Lucky. Avec sa sœur aînée Lili, orphelins du côté de leur père et retirés à la garde de la mère, ils sont pensionnaires d'un institut pédagogique et social. Le jeune garçon peut aussi s'avérer violent, un soupirant de sa sœur défiguré à coup de cutter derrière la salle des fêtes pourrait en témoigner. Lucky aime Lili l'insaisissable et vagabonde. A la folie.

Quelques heures par semaine, il va, comme elle, donner un coup de main dans la grande propriété de Marius et Adélaïde Kaltenmuller, où leur oncle Marcel Pithiviers est jardinier et homme à tout faire. "Lili s'occupait du ménage et moi du jardin". Dûment surveillés par l'oncle, ils ont pour consigne de faire tout ce qu'on leur demande mais de taire ce qui s'y passe. Le mari, artisan dans le bâtiment qui se tue au travail pour satisfaire les désirs de la "plus belle femme du département" qu'il a épousée, est un homme taciturne et brave. Adélaïde, qui se rêve mannequin et modèle, accumule toilettes et accessoires, s'ennuie dans cette vie étroite aux côtés de cet homme si simple voire conventionnel, se rêverait bien une autre vie. Des patrons sans enfants, attendris par ces deux orphelins qu'ils accueillent chez eux avec bienveillance.

Tout se gâte un certain mardi matin. Alors que Lili est sortie et que ce n'est pas le jour de travail de Lucky, Adélaïde retrouve son mari en costume du dimanche, dans son garage, au volant de sa Ford Taunus jaune huit cylindres, mort asphyxié. Un suicide. Mais Lucky, venu sans avertir avancer l'entretien du jardin, est bien présent. Aperçu par la maîtresse de maison qui l'appelle à la rescousse, il ouvre la porte du garage en catastrophe, constate les dégâts, est contraint de valider les cachotteries ou mensonges, anodins bien évidemment, que l'épouse sert à la police. Celui qui pourrait être perçu comme un témoin gênant, doit avant tout répéter qu'il n'a rien vu et évoquer les nombreux whiskies bus par Monsieur le matin même.

Ainsi pris en tenaille entre manipulations et menaces, l'adolescent (peut-être moins idiot qu'il n'y paraît), est dans l'instant surtout intrigué par le comportement étrange de son oncle et préoccupé par la disparition de sa sœur. Prudemment, il tourne autour de l'action, épie les adultes et leurs stratégies et, s'il ne comprend pas tout et que souvent dans sa tête des choses se bousculent laissant la place libre aux pulsions, il prend conscience du danger, ne veut pas payer pour d'autres, espère même éventuellement en tirer profit.

Mais Saul, policier hors du commun, ancien pilote de rallye qui porte un blouson en cuir de l'US Army et conduit une R8 Gordini bleue à bandes blanches, n'a pas dit son dernier mot. Un vieux singe que les grimaces d'Adélaïde troublent peu. Se supprime-t-on juste après avoir réservé un voyage à deux pour Capri? Peu convaincu par cette hypothèse, il interroge sans faiblir les uns et les autres, ne lâche pas le gamin, rôde dans la propriété des Kaltenmuller, rend visite à l'institut, découvre le relais routier où Lili traîne à l'occasion en rêvant d'un ailleurs plus reluisant, à la recherche du moindre indice. La disparition de la montre en or de Marius, l'entonnoir trouvé au garage exhalant des odeurs de whisky, les billets pris à l'agence auprès d'une vendeuse bien observatrice, sont autant d'éléments susceptibles de révéler les mobiles d'un crime...

Les personnages, stéréotypes aux visages et aux silhouettes à peine esquissés, le scénario avec ses orphelins, le mari cocu avec une femme sublime et coquette, son amant artiste, le jardinier retors et avide, du whisky qui coule à flot, une cagnotte cachée dans une boîte à sucre, un zeste de chantage et un flic aux allures de voyou. Tout cela est digne d'un téléfilm de facture la plus traditionnelle qui soit. Mais cette histoire de crime, de jalousie, de sexe, d'amour, de mépris, de violence et d'adolescence confisquée, se nourrit de non-dits, de fausses pistes et d'interrogations sans réponses qui lui donnent une saveur toute singulière.

Le décor (références années 1960 ou 1970), les voitures ( Ford Taunus de Marius, Ami 6 de l'oncle, R8 Gordini du policier), les vêtements et accessoires (veste en daim à franges de Pithiviers, costume ou montre du mort, garde-robe d'Adélaïde), ne se contentent pas d'indiquer une époque, ils sont signifiants. La profusion des détails, l'attention portée aux objets de consommation alliés au caractère ordinaire des personnages et à la linéarité et brièveté de l'intrigue, donnent au texte des allures de roman réaliste. Mais celles-ci sont vite mise à mal par les menaces sensibles cachées derrière la banalité quotidienne. Le tableau vire alors impressionniste, avec un parfum d'argent, de sexe et de sang. L'atmosphère noire, conjuguée à l'histoire du faux suicide et au processus d'enquête qui en découle, pourrait permettre alors de rattacher ce roman à l'univers littéraire du polar... Le "cutter" du titre, celui que Lucky a utilisé par le passé, celui qui dans le premier chapitre servira à Pithiviers pour châtrer sauvagement le chat des propriétaires, celui qui réapparaîtra tragiquement lors du dénouement, est comme un fil qui court tout au long de l'intrigue. Un danger, une tension. Aucune des lames qui jalonnent le texte (cutter, rasoir, sécateur, scie, tondeuse, serpette, sécateur...) ne parvient à trancher le silence angoissant. Et si, en opposition apparente, il est souvent question de fleurs (hortensias, roses, coquelicots...) dans le jardin des Kaltenmuller, posées sur l'appui d'une fenêtre, sur une tombe ou délicatement imprimées sur le tissu de la robe de la jolie propriétaire, elles ne sont pas là pour adoucir l'ensemble. Leur charge poétique se transforme en menaces latentes, les belles tâches de couleurs prenant vite l'aspect de taches de sang…

Mais là encore, ce roman protéiforme, réaliste, impressionniste, policier, s'avère être à la fois tout cela et autre. Il s'évade du schéma préétabli et l'énigme construite par Yves Ravey ne porte que faussement sur la mort du mari. C'est en fait le personnage de Lucky, l'institut à la rigidité morale dont il est pensionnaire, l'absence, sa douleur, sa violence face à tout cela, qui constituent le vrai sujet du livre. A travers lui, c'est le monde des adultes pris au piège du regard d'un adolescent en souffrance, la confrontation des aspirations de chacun avec le réel, de l'anecdotique et du drame, la dissimulation et la misère morale, sexuelle ou sociale, que l'auteur nous donne à voir.

La tragédie de Lili et Lucky, avec dans le rôle du méchant le personnage peu reluisant de l'oncle, nous est racontée avec retenue, sans jugement, pathos ou renfort de psychologie, de façon presque neutre mais non sans émotion. On peut aussi y voir, derrière ce récit premier, celui de l'émancipation violente mais tangible de ce gamin, piégé, malmené par les événements et les adultes.

Le roman, minimaliste, elliptique, fonctionne par petites touches, avec des phrases courtes, une langue réduite à sa plus simple expression (sujet-verbe-complément) et un choix prononcé pour les techniques de suggestion. La mécanique narrative du récit, rythmé par des dialogues percutants et une alternance du style direct et indirect, est implacablement efficace. Façon thriller ou cinéma.

Un livre intense, touchant, troublant, où derrière la simplicité apparente se cache une maîtrise sans faille et une originalité incontestable. Bluffant !

Dominique Baillon-Lalande 
(24/04/11)    



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Editions de Minuit

144 pages - 13,80 €








Photo © Hélène Bamberger
Yves Ravey,
né en 1953, est l’auteur d’une vingtaine de romans et pièces de théâtre.