Laura RESTREPO

Délire


Agustina est retrouvée en état de démence aiguë, dans la chambre d’un hôtel de luxe à Bogotá, par son mari Aguilar. Celui-ci, s’était absenté pour passer quelques jours de vacances avec ses enfants, nés de son précédent mariage. Aguilar aime avec passion Agustina, cette étrange élève, belle, fragile, étonnant mélange d’orpheline seule au monde et de fille à papa, fantasque et convaincue de ses dons de voyance dont il a fait sa femme malgré leurs différences d’âge et de milieu. Aussi va-t-il essayer de comprendre ce qui s'est passé entre le moment où il l’a quittée en train de repeindre en vert mousse le salon de leur appartement et celui où sa raison a basculé. Assommé, affolé, il se perd en conjonctures, retourne à l’hôtel sur ses traces, cherche et questionne des témoins potentiels et se lance sur de fausses pistes avant de se plonger, grâce aux récits de la tante Sofi venue s’occuper d’Agustina, dans le passé de la malade et dans les dédales de cette histoire familiale qu’il ne connaît pas. La mère et le frère aîné de l’aimée, propriétaires de prospères haciendas et élite du pays, ont toujours refusé de fréquenter ce petit professeur issu de la classe moyenne, marxiste de vieille date et militant coco jusqu’à l’os, reconverti, depuis la fermeture de son université, dans la vente à domicile de nourriture pour chiens.

Pendant que la « folle » court dans les couloirs avec une bassine d’eau pour tout nettoyer de façon obsessionnelle, comme on gomme un souvenir intolérable, un passé encombrant ou un dégoût des autres et de soi-même, Sofi nous fait revivre certaines scènes clés de l’enfance de sa nièce. Lentement, le puzzle prend forme au fur et à mesure qu’elle narre l’amour d’Agustina pour Bichi, dit "Face d’ange", son jeune frère tendre, chétif et efféminé victime du harcèlement, des moqueries et des coups de son géniteur déçu, l’adoration ressentie pour ce père violent mais séduisant, brillant, et tendre avec sa fille, la présence glaçante d’Eugénia, la mère, en équilibre précaire en marge de la vie et la sexualité cachée et honteuse qui rode dans la riche propriété familiale.

Peu à peu, se dévoilent à lui les secrets qui ont miné la cellule familiale aussi sûrement que les attitudes étranges et tourmentées de Nicolás Portulinus, musicien professionnel, grand-père paternel venu d’Allemagne, devenu à demi-fou à la fin de sa vie. En définitive, le délire dans lequel se mure la dulcinée proviendrait d’un héritage fatal, chaque époque ayant en commun le mensonge et le déni cruellement légués aux générations suivantes.

Face à ce récit de la tante Sofi, celui de Midas McAlister dont les confidences nous font pénétrer dans la vie sociale du clan mais aussi dans l’organisation de la société colombienne. Ce personnage d'extraction modeste, ami depuis l’adolescence de Joaco le fils aîné aujourd’hui chef respecté de la famille, a été l’ancien amant de la belle mais surtout témoin des heures qui ont précédé son basculement dans la folie. Conquérant, Midas, cet homme de rien à l’ambition aussi dévorante que sa morale est douteuse, a su se faire une place auprès des notables puissants du pays et faire fortune en blanchissant l'argent des narcotrafiquants.

Ces récits parallèles des quatre témoins entremêlés permettent à Aguilar, et donc par là au lecteur, de cerner les contours du gouffre dans lequel l’héroïne s’est perdue et lui donne ainsi, peut-être, une chance de rétablir une communication interrompue pour la sauver d’elle-même et pouvoir l’aimer encore.

Mais derrière l’histoire d’amour, la tragédie personnelle d’Agustina et la saga de sa riche et puissante famille se cache la réalité angoissante de la Colombie d’aujourd’hui. Le lecteur, est immergé brutalement dans un pays déchiré, gangrené par le poids des barrières sociales et l’arrogance des élites corrompues, contaminé par l’argent sale de la drogue qui envahit tous les circuits sociaux. La violence et la peur, animal en pleine croissance qui a besoin de se nourrir et qui avale tout, dictent leurs lois et n’épargnent personne.

Laura Restrepo parvient sans peine à nous entraîner dans son récit grâce à une prose fluide et à une énergie narrative hors du commun. Pour ce roman polyphonique aux personnages extraordinaires, l’auteur utilise une langue originale, abrupte ou poétique, qui parvient merveilleusement à dire la confusion de l’esprit malade de l’héroïne et de son pays en phase d’autodestruction. L’univers dramatique justement évoqué est si fort que, malgré une construction complexe et des audaces stylistiques comme de faire s'exprimer conjointement dans une même phrase le narrateur et un personnage, la compréhension en est évidente. Même si les thèmes sont graves, turpitudes familiales, folie, corruption, meurtre, violence, l’auteur, évitant les pièges de la caricature et du pathos, sait faire preuve de subtilité pour décrire l’horreur des faits et la complexité des relations humaines. Du rythme, de l’humour et de l’émotion, des images saisissantes et des détails qui font mouche, tout concourt à faire de ce roman protéiforme et mouvant une éclatante réussite où l’émotion est au rendez-vous.

Dominique Baillon-Lalande 
(05/06/06)   



Retour
Sommaire
Lectures








Traduit de l'espagnol
(Colombie)
par Françoise Prébois

Editions Calmann-Lévy

340 pages,
20,80 €







Photo©J.-C. Martinez
Laura Restrepo,
qui a risqué sa vie en enquêtant sur la mafia de Medellin et vit aujourd’hui en exil, a obtenu pour Délire, son huitième roman, le prix Alfaguara. A cette occasion, José Saramago, qui présidait le jury, déclara :
« Délire est l’expression de ce que la Colombie a de fascinant, y compris d’horriblement fascinant. Quand l’écriture atteint le niveau où la porte Laura Restrepo, il faut tirer son chapeau. D’innombrables lecteurs s’apprêtent à ressentir le plaisir de lire l’un des meilleurs romans écrits ces dernières années ».