Roberto SAVIANO

Gomorra


J’ai lu Gomorra en trois soirées. Trois soirées de lecture intense pendant lesquelles je n’ai rien fait d’autre que de m’immerger dans l’empire de la Camorra, l’équivalent napolitain de la mafia sicilienne. De l’Italie et de la mafia, je ne connais pourtant pas grand-chose. Comme beaucoup, j’ai vu la trilogie du Parrain, des films comme Scarface ou Donnie Brasco. Mais ça, c’est du cinéma. Tout le contraire du livre de Saviano, journaliste et napolitain de surcroît. De quoi s’agit-il ? D’une enquête, mais pas seulement… Ce serait oublier l’écriture formidable de ce livre et l’implication charnelle de son auteur dans un combat qu’il n’a pas fini de mener, puisque la tête de Saviano a été mise à prix par les camorristes. On le cherche. On le traque. Son livre est en passe d’être traduit dans le monde entier. Saviano, lui, est condamné à la solitude, sous escorte policière.

Les premières pages du livre s’ouvre sur un tableau sanglant : celui des cadavres de travailleurs chinois clandestins déversés d’un container sur le port de Naples. Les dernières pages évoquent le paysage sordide d’une Campanie gangrenée par les immondices et les déchets toxiques. Pour la Camorra, l’homme est un produit parmi d’autres dont on se défait facilement, et les déchets, une source de trafics et de profits juteux. Les camorristes eux-mêmes, repentis ou non, savent qu’ils ne sont que les maillons d’un Système dont l’unique but est de produire de l’argent, toujours et encore de l’argent. Tout y passe : la confection de luxe, le trafic d’armes (en particulier vers les pays de l’ancien bloc soviétique), les travaux publics, la récupération des déchets… Bien sûr, tous les moyens sont bons pour parvenir à ces fins, mais le meilleur, celui qui résiste à tous les plans anti-mafia, consiste à faire en sorte que ces affaires se passent le plus naturellement du monde dans la vie sociale. Entendons-nous : dans le Système tel que le décrit Saviano, il n’y a pas d’un côté les bons citoyens et de l’autre les méchants camorristes. Ça, c’est bon pour les films hollywoodiens. Il y a plutôt une société qui, depuis des décennies, fait semblant d’être honnête tout en s’accommodant d’un certain nombre de trafics et de crimes en tous genres. Quand on a quinze ans et qu’on commence à travailler pour la Camorra, on en est fier. On cherche à monter dans la hiérarchie. On vole, on tue. Rien que du banal… Comme le dit un jeune dealer de coke : « Vivre ou mourir, c’est la même chose. »

Vivre, mourir ; gagner, perdre : il n’y a pas d’autre loi pour la Camorra. Comme l’écrit Saviano : « La logique de l’entreprenariat criminel et la vision des parrains sont empreintes d’un ultralibéralisme radical. Les règles sont dictées et imposées par les affaires (…) Le reste ne compte pas. Le reste n’existe pas. Le pouvoir absolu de vie ou de mort, lancer un produit, conquérir des parts de marché, investir dans des secteurs de pointe : tout a un prix, finir en prison ou mourir. » Et Dieu sait qu’on meurt dans un système pareil ! Pour une broutille, un regard de trop, un profit en baisse… Mais le supplice réservé aux traîtres est sans doute le pire : là, ça dépasse dans l’horreur ce qu’on peut imaginer. Mais après tout, les cadavres des chinois déversés aux premières pages ne disaient pas autre chose : l’homme est un corps, et seulement cela. Un corps qu’on exploite et qu’on évide comme un poulet quand on n’en a plus besoin. Ce qui compte, c’est la force de travail qu’on peut en tirer. Logique camorriste. Logique libérale. Le reste n’a aucune importance, du moment que les affaires tournent !

Voilà un livre troublant. Un livre qui dépasse même l’objet qu’il s’était fixé. Au-delà de la Camorra, Saviano dénonce une société qui n’a plus d’autres règles que celles de l’économie de marché, et cela est servi par une écriture magistrale. Saviano, un nouveau Pasolini ?

Pascal Hérault 
(05/02/09)    



Retour
Sommaire
Lectures









Editions Gallimard

356 pages - 21 €

Traduit de l'italien par
Vincent Raynaud











Roberto Saviano,
écrivain et journaliste,
est né à Naples en 1979.
Gomorra, son premier livre, a été vendu à plus d’un million d’exemplaires en Italie et traduit dans une trentaine de pays.
Depuis octobre 2006,
Roberto Saviano vit
sous protection policière...